Les hirondelles – 1899

Publié le : 10 mars 20209 mins de lecture

« Les « trucs » dont se servent les agents des mœurs pour arrêter les hirondelles [1] sont parfois amusants.

Il y a quelque temps le Préfet de police a reçu d’un « groupe de pères de famille » du quartier Saint-Georges une plainte dénonçant les agissements scandaleux d’une certaine Maria dite « Fesse en l’Air », hirondelle de la pire espèce racolant du matin au soir par la fenêtre de son logement de la rue La Rochefoucauld.

Maria était insatiable. Tout lui était bon : hommes mariés, vieux garçons, jeunes fils de famille, collégiens, séminaristes, curés, officiers, soldats, jusqu’aux concierges du quartier.

Cet éclectisme dans le raccroc fut du reste la cause principale de la plainte du groupe des pères de famille du quartier Saint-Georges et voici pourquoi.

Le logement de Maria avait été précédemment habité par une nommée Emma, hirondelle douce et tranquille qui s’était fait dans le quartier la spécialité d’hommes mariés qu’elle traitait en enfants gâtés, en les dorlotant de son mieux et en satisfaisant tous leurs caprices.

Pour rien au monde, Emma n’eût accepté de recevoir dans son home un monsieur non marié et surtout un étranger, un vulgaire miché de passage n’ayant pas de droits de cité dans le neuvième.

Lorsqu’il lui arrivait d’être accostée dans la rue par un inconnu qui n’était pas du quartier, elle consentait volontiers à le suivre dans un hôtel meublé quelconque, mais se refusait énergiquement à le recevoir chez elle.

Emma avait des principes et était fidèle dans ses affections.

Le nid de cette hirondelle était exclusivement réservé aux pères de famille du quartier Saint-Georges.

Or, un beau matin, Emma tomba malade. Le médecin qu’un de ces messieurs fit venir à la hâte déclara que c’était une vieille syphilis mal guérie qui arrivait sans tambour ni trompette.

Cette nouvelle affola les pères de famille du quartier. Ils déléguèrent deux membres de leur corporation, les plus sérieux et les plus honorables, auprès de leur commissaire de police avec mission de prier ce magistrat d’envoyer Emma sans retard… à Saint-Lazare.

Il est évident que si Emma, tout en étant malade, était restée plus longtemps dans son logement de la rue La Rochefoucauld, sa présence eût pu avoir, pour les pères de famille du quartier, les conséquences les plus graves.

On sait quelle force de caractère il faut avoir pour échapper à une habitude. La maladie d’Emma n’eût certes pas empêché plus d’un de ces messieurs d’aller lui dire bonjour en passant… Et, dame, une fois qu’on est monté chez une femme !…

C’est pourquoi tous ces messieurs réclamaient avec tant d’énergie l’internement de leur douce amie à Saint-Lazare.

Hélas ! ils ne prévoyaient pas quelles seraient les conséquences de leur démarche.

Conformément à leur demande, Emma fut envoyée à Saint-Lazare d’où, après les formalités d’usage, on l’expédia à Lourcine ; mais, aussitôt qu’elle fut partie, le propriétaire loua son logement à une autre femme, à Maria Fesse-en-l’Air, qui avait des idées à elle, était très indépendante et refusa net de marcher dans les traditions.

— Qu’un micheton soit du quartier ou qu’il n’en soit pas, qu’il soit marié ou non, qu’est-ce que ça peut m’foutre à moi ? répondit-elle à ces messieurs qui réclamaient leurs droits.

On comprendra aisément l’indignation des pères de familles du quartier Saint-Georges lorsque Maria eut mis en pratique ses théories sur l’amour vénal.

Considérant sa conduite comme scandaleuse, ils la dénoncèrent à M. le Préfet de police.

Deux agents des mœurs furent chargés de prendre Maria en flagrant délit de racolage par la fenêtre.

L’un des agents en question avait quarante ans, était gros et avait l’air campagnard ; l’autre était jeune, vingt-cinq ans environ, joli garçon. Pour avoir une preuve réelle de la culpabilité de Maria, voici comment ils procédèrent :

Le jeune se promena pendant quelques instants sur le trottoir faisant face à la fenêtre de Maria. Celle-ci, qui se trouvait derrière ses rideaux, lui fit signe… et il monta…

Lorsque, quelques instants plus tard, après avoir reçu son petit cadeau, Maria se fut mise en devoir de… on frappa à la porte.

— Attends, mon chéri, dit-elle à son pseudo-miché, je m’en vais voir qui c’est.

Et, après avoir endossé un peignoir, elle alla ouvrir.

Le lecteur a compris que c’était notre deuxième agent qui s’amenait.

— Dites donc, dit-il à Maria, vous n’avez pas vu mon neveu ?

— Votre neveu ? Comment est-il ?

— Un joli brun de vingt-cinq ans. On m’a dit dans la rue qu’il venait d’entrer ici.

— Tiens, se dit la jeune femme, c’est peut-être bien le jeune homme qui est dans ma chambre.

Et elle demanda, au policier :

— Mais que voulez-vous à votre neveu ?

— Ce que je lui veux ? répondit l’agent. Je veux l’engueuler. Il était entendu entre nous que nous devions aller ensemble voir une femme pour organiser une rigolade en partie double et à tout casser, et voilà qu’il me pose un lapin. Il monte chez vous tout seul (car je suis sûr qu’il est chez vous) et il me laisse seul dans la rue. En v’là un cochon !

Maria se mit à rire.

— Il y a moyen d’arranger ça, dit-elle à l’agent. Donne-moi dix francs, et nous appellerons ton neveu qui est là, en train de se morfondre. Ce qu’il va être épaté, oh ! là là !…

L’agent remit la pièce à Maria et suivi ses conseils… Son pseudo-neveu parut en effet épaté de voir son « oncle » en compagnie de Maria, tous deux en tenue de paradis…

Pendant plus d’une heure, les deux agents et Mlle Fesse-en-l’Air s’amusèrent comme des bossus.

Puis, l’oncle proposa à la jeune femme de la conduire au Bois de Boulogne en voiture. Elle consentit… naïvement.

Ils sortirent tous les trois. On héla un fiacre.

Et lorsque le neveu et la demoiselle furent montés, l’oncle, en montant à son tour, donna au cocher cette adresse cruelle :

— 36, Quai des Orfèvres. »

Les Bas-fonds du crime et de la prostitution, par M. Jean, ancien inspecteur général de la Sûreté – 1899

La prison Saint-Lazare

Plan de l’article

Notes

[1] Les hirondelles désignent, dans le langage policier, les femmes publiques faisant la fenêtre.
Il y a toutes sortes d’hirondelles à Paris, comme il y a toutes sortes de prostitutions.
Les fenêtres de certains coins de rues sont très recherchées par les racoleuses. Pour les obtenir, elles s’entendent avec les concierges, s’offrent à payer le prix du logis qu’elles convoitent plus cher qu’il n’était loué à un locataire ordinaire, s’allient les pipelets à force de cadeaux et de pourboires.
Dans les rues et faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, beaucoup de logements n’ont été loués qu’à des filles en cartes depuis de longues années ; elles se les cèdent les unes aux autres moyennant trois, quatre ou cinq mille francs.
Dans plusieurs de ces logements, le mobilier n’a pas été changé depuis dix ou quinze ans et a toujours été rendu par l’ancienne locataire à la nouvelle.
Certains de ces locaux sont loués par des marchands de vin, fruitiers, charbonniers, etc., qui les sous-louent à des filles, à des prix exorbitants.

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