Pot à tabac – 1883

Publié le : 30 août 20177 mins de lecture

Il était une fois un homme et une femme, nommés Siblot, qui habitaient la rue de la Roquette, près du Père-Lachaise. Le mari vendait de la terre glaise pour les sculpteurs, et la ménagère exerçait la profession de blanchisseuse.

C’étaient deux rudes travailleurs qui s’aimaient bien, mais dont l’union, quoique légitime, n’avait encore donné aucun fruit. De là naissaient maints regrets, à peine adoucis par la rigueur des temps et par une extrême pauvreté. Ces choses se passaient vers 1846 ou 1847.

En fréquentant les ateliers, Siblot voyait les artistes ébaucher des statues, et, à force de regarder, le brave homme avait été mordu par le serpent de l’ambition.

— Ce n’est pas si difficile que ça, se disait-il souvent, et je veux à mon tour monter une figure. Pas de déesses, de nymphes ou de baigneuses ; pas d’Apollons, de pêcheurs ou d’Hercules. Cela coûte cher à établir, cela ne sert à rien, cela ne se vend pas. Je veux créer une œuvre gaie, moderne et qui plaise à tout le monde.

 

La romance alors à la mode — dans les rues — était la chanson du Père Trinquefort, ode bachique qu’un vieil ivrogne adressait à sa bouteille :

Coulez, coulez, coulez, toujours,
Bouteille vermeille !
Coulez toujours,
Mes chères amours ?

Le Père Trinquefort était naturellement l’objectif du nouveau Phidias. Siblot prit quelques pains de sa propre glaise et modela, avec un courage digne d’éloges, la figure d’un gros bonhomme, court et large, qui pressait sur son cœur « ses chères amours ».

Au bout d’un mois, le travail eut un aspect tout à fait séduisant. En ôtant le chapeau, la tête et le corps de Trinquefort formaient un superbe pot à tabac, et les allumettes avaient une place tout indiquée dans le goulot de la bouteille.

Auguste Préault, le puissant statuaire dont les œuvres décorent cent palais ou places publiques, vint un jour chez Siblot faire la commande d’une énorme quantité de pains de terre glaise nécessaire pour un travail monumental. Tout en causant, mais non sans un peu d’hésitation, Siblot dit :

— Maître, j’ai un grand service à réclamer de votre bienveillance.

— Parlez, cher ami ; je suis tout à vous.

— J’ai fait une statue !…

— Ah bah !

— Je voudrais vous la soumettre et vous prier d’y faire quelques corrections avec le pouce, tout simplement le pouce du maître.

— Montrez-moi donc ça.

Siblot enleva les linges humides qui entouraient l’objet.

— Mais c’est très bien, fit Préault. C’est original, sincère et naïf.

— Eh bien ! je vous en prie, murmura Siblot en rougissant ; une petite retouche avec le pouce, ce pouce magistral.

— Vous le voulez ?

— Je vous en conjure.

Préault jeta les yeux sur le sol pour chercher quelque outil. Il aperçut un battoir de blanchisseuse, large, épais, solide. S’en emparant par un brusque mouvement, il le brandit avec force et le laissa retomber sur la tête du Père Trinquefort.

Siblot ne put retenir un cri de douleur.

On est artiste ou on ne l’est pas ; mais quand on l’est, on a sa petite vanité, que diable ! et ce n’est pas sans un excusable attendrissement qu’on voit flanquer un grand coup de battoir sur la tête de sa création. Si vous ne comprenez pas ce cri, je vous le dis franchement, moi, je le comprends.

A l’exclamation poussée par son mari, Mme Siblot sortit de sa buanderie. En voyant la figure retouchée, elle fut prise d’un de ces rires fous, convulsifs, saccadés, interminables, du brave et franc rire qui mouille les paupières et les parquets. C’est qu’en effet le chapeau de Trinquefort était bossue plus que nature ; une jambe rentrait dans le corps, tandis que l’autre présentait un galbe étourdissant. Mais la face surtout avait pris un aspect remarquable sous le coup de battoir ; les yeux étaient à demi clos ; le nez avait une projection insensée, et la bouche, fendue jusqu’aux oreilles, dépassait en gaieté les mascarons antiques.

En voyant rire sa femme, Siblot se mit à rire ; ce qui prouve un excellent caractère, car dans un cas pareil, je serais très vexé.

Préault cligna de l’œil et sortit en disant :

— Eh bien ! ça y est !

Le soir, les époux riaient probablement encore, car quelque temps après Mme Siblot éprouvait un singulier malaise, qui fit pâlir son mari en gonflant tout à coup les artères paternelles dans son cœur ému, mais charmé.

Jamais pot à tabac n’eut un triomphe comparable à celui de Trinquefort. Fabriqué, édité, exploité par Siblot, il fit les délices de tous les fumeurs de France et de l’étranger. Il passa les mers ; on le vit aux îles. Il rapporta plus de cent mille francs de bénéfice à son auteur, et quand Mlle Camille Siblot vint au monde, elle laissait déjà présager un parti fort convenable, même pour un notaire.

Depuis, dans des spéculations honnêtes, mais qui dépassent mon intelligence, la fortune des Siblot a pris une extension vertigineuse. Un jour, on put lire dans les journaux du high life :

« C’est avec le plus grand plaisir que nous apprenons le mariage de M. le duc Hugues de Narvejole avec Mlle Camille Siblot de la Siblotière.

« En 1371, Ricin de Païncuit, noble de nom et de quatre signes, fut titré duc de Narvejole par lettres authentiques de Charles V, et blasonné à enquerre-d’or, à la base d’azur chargé de trois blanchis d’argent. C’est, comme on le voit, une des premières familles de France. Les Siblot de la Siblotière, de noblesse de cloche avec droit d’image, furent qualifiés barons par Henri IV, etc., etc. »

Auguste Préault fut naturellement le premier témoin de Mlle Camille. Et moi, méchante bête, quand je passe devant l’hôtel de la duchesse, je grince des dents et l’envie me mord les flancs.

Alexandre Pothey – La muette – 1883

 

Plan du site