Une bataille de dames à la Foire aux épices – 1904

Publié le : 20 juillet 20179 mins de lecture

M. T. se promenait un matin le long du cours de Vincennes, au moment de la Foire au Pain d’Epices, pour saisir, si possible, quelques traits de ce monde des forains si curieux à plus d’un titre, surtout dans son intimité. En bordure des bas-côtés de l’avenue et derrière des baraques, se trouvent de place en place des roulottes disposées en carré et formant entre elles, quand l’endroit le permet, des sortes de cours intérieures où les forains préparent leurs repas, mangent, et souvent même, paraît-il, ne se bornent pas à cela.

Longeant un manège entouré de sa bâche protectrice, M. T. allait traverser une de ces sortes de cours pour passer dans le milieu de l’avenue, quand il entendit des cris sortir d’une roulotte, et une jeune fille, vêtue d’une chemise et d’un simple jupon, bras nus, jambes nues, chaussée de mauvaises espadrilles, sauta à bas de la roulotte plutôt qu’elle n’en descendit l’escalier.

 

Derrière elle, apparut sur le seuil une femme en chemise qui passait à la hâte un peignoir crasseux, lequel avait dû être autrefois bleu ciel, et qu’elle ne prit pas le temps de boutonner ; adressant à la fuyarde un geste de terrible menace, elle disparut une seconde dans la roulotte et, reparaissant à l’entrée, elle s’assit sur la marche supérieure de l’escalier et enfila ses bottines, sans prendre garde qu’elle montrait ses mollets puissants dans des bas rouges mal tirés et quelque peu de ses cuisses. Tout cela avait pris à peine quelques secondes, et plusieurs spectateurs s’étaient déjà amassés : une grosse commère à la poitrine tombant à la ceinture ; un employé d’un établissement voisin, nu-tête, en ceinture de flanelle ; un jeune homme d’une vingtaine d’années, affectant des airs de loustic, culotte de cycliste et mollets nus, la cigarette plaquée sur le coin de la lèvre, et M. T., qui s’était arrêté et qui, voyant ce qui allait se passer, se demandait si une intervention ne serait pas nécessaire.

La femme aux bas rouges était une puissante gaillarde, aux seins volumineux que le peignoir débraillé cachait mal, à la croupe rebondie, aux traits réguliers, mais durs et si bouleversés par la colère qu’on eût dit une véritable mégère. « Qu’est-ce qu’il y a donc encore de cassé ? » interrogeait la grosse femme. « Ce qu’il y a, hurla l’autre, il y a que je lui ai fichu une claque pour la faire se lever et qu’elle a eu le toupet de me la rendre, que j’en ai la joue qui me cuit ; ah ! la carne, ce qu’elle va me la payer ! ». La femme aux bas rouges ressemblait à la jeune fille, autant qu’on en pouvait juger ; toutes deux avaient la peau brune et les cheveux noirs, mais ce ne pouvaient être la mère et la fille, la seconde paraissant beaucoup trop âgée pour la première : on eût plutôt dit les deux sœurs. Quoi qu’il en soit, celle-ci, aussitôt chaussée, s’était ruée sur l’autre qui, presque nue, n’osant se sauver plus loin, s’était littéralement glissée sous une roulotte.

Armée d’un martinet qu’elle venait de décrocher, l’autre rampa pour l’attraper et, l’empoignant par les cheveux, la traîna littéralement hors de son abri ; deux ou trois autres forains étaient venus grossir le nombre des spectateurs et contemplaient philosophiquement le tableau en gens qui en ont vu bien d’autres. « Prenez vos places, ça va chauffer », faisait le loustic en culotte ; « Hardi ! madame Charles, elle l’a pas volé ; défends-toi, la « kroumir », aïe ! attrape ! ». La Malheureuse « kroumir », allongée à terre, venait, en effet, d’attraper un formidable coup de martinet sur les cuisses, à peine protégées par ses minces haillons ; mais Mme Charles, saisie d’une idée féroce, s’écria soudain : « Attends ! c’est ton derrière (le mot fut plus vif) qui va étrenner » ; et, jetant par terre le martinet, elle eut tôt fait de retrousser la chemise de sa victime juste au-dessus de la taille ; elle voulut alors reprendre son martinet, mais la grosse femme l’avait repoussé au loin en disant à voix basse : « Pas avec ça, ça lui ferait trop de mal ». Ce fut alors sa main qui s’abattit à coups redoublés sur les fesses nues de sa victime, et, n’eût été la barbarie de la scène, le spectacle ne manquait pas de piquant : la « kroumir » se démenait à terre, se roulait comme un serpent, essayant de se garer des coups qui pleuvaient sur elle et de cacher sa nudité si outrageusement étalée ; ses jambes minces, fuselées, avaient des attaches très fines, ses hanches déjà proéminentes, sa croupe bien dessinée et très dodue, tout cela formait un ensemble très gracieux, autant que le permettaient d’en juger les soubresauts auxquels elle se livrait ; renversée sur le dos à un moment donné, on put voir que si ce n’était pas encore une femme, ce n’était plus une fillette.

Les spectateurs présents admiraient le combat, quelques-uns s’esclaffaient de joie en se tapant les cuisses ; le jeune loustic exultait : « Hardi, madame Charles, criait-il, vous vous ferez pas mal aux mains, il y a la fesse gauche qui n’a pas son compte. Qui veut voir la lune gratis ? Ah ! v’la que c’est pile, maintenant », et autres remarques que la décence nous interdit de rapporter. M. T. avait émis l’avis de mettre fin au combat, mais les autres assistants avaient protesté en gens évidemment habitués à ces sortes d’incidents. Cependant la « kroumir » avait réussi à se dégager un instant et à se relever, mais pour être ressaisie immédiatement par l’autre femme dont la vengeance n’était pas satisfaite ; de nouveau ses jupes filèrent en l’air et la main s’abattit de nouveau, marbant la peau, puis toutes deux roulèrent encore à terre.

Pendant que Mme Charles, accroupie sur sa victime, continuait à la fouetter impitoyablement, son peignoir s’était freinent remonté sur sa croupe, mettant ses mollets a découvert ; le cycliste s’agenouilla derrière elle, et, collant sa tête à terre, souleva légèrement le vêtement, et, regardant dessous, le laissa retomber en faisant clamer ses doigts d’un air connaisseur, puis il eût un geste obscène dont l’assistance s’égaya fort.

Enfin « la kroumir » réussissant à s’échapper et regagnant sa roulotte, la bataille prit fin. Mme Charles avait au cou une large égratignure dont le sang coulait, son peignoir s’était déchiré dans la lutte, sa figure était empourprée, ses cheveux lui tombaient sur le front. Elle pérorait au milieu du groupe, exhalant encore son indignation : « Je crois tout de même qu’elle n’est pas prête à recommencer », fit-elle en rentrant à son tour, tandis que le cycliste, relevant sa casquette, faisait un simulacre de quête autour de la société et s’écriait : « Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier ».

Pierre Guénolé – L’étrange passion : la flagellation dans les moeurs d’aujourd’hui : études et documents – 1904

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