Une excursion dans le faubourg Saint-Marceau – La mère Louis et son caboulot – Première partie – 1859

Publié le : 31 décembre 202016 mins de lecture

Les faubourgs de Paris sont, en général, composés d’une population mélangée d’individus appartenant aux différentes classes de la société. Malgré le caractère dominant de l’une ou de plusieurs de ces classes dans chaque quartier, qui offre ainsi un caractère particulier, le mélange n’en existe pas moins.

Ainsi la classe aristocratique domine dans le faubourg Saint-Germain ; la classe bourgeoise et marchande dans les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin ; la classe industrielle dans les faubourgs du Temple et Saint-Antoine ; mais, dans le fond, on y rencontre une certaine fusion d’individus appartenant indistinctement aux autres classes. A côté de l’hôtel du duc s’élève l’habitation du rentier ou du bourgeois ; près du magasin où s’agite le marchand, et souvent dans l’intérieur même de sa demeure, logent le fabricant, l’industriel, et presque toujours le simple ouvrier ; enfin, l’usine et l’atelier sont avoisinés par l’hôtel ou la demeure bourgeoise. On peut donc dire que les classes y sont, en quelque sorte, confondues.

Il n’en est pas ainsi dans le faubourg Saint-Marceau. Là, point d’aristocratie, point d’hôtels, point d’équipages ; ils y sont aussi inconnus que les castors sur les rives de la Seine. On dirait même que la nature, en traçant la topographie de ce faubourg d’une façon si irrégulière sur un sol accidenté, alternativement coupé dans ses pentes, son élévation et ses abaissements successifs, a voulu prendre soin d’en éloigner toute idée de luxe appliqué à l’architecture. Point d’hôtels ni de palais, partant point d’aristocratie. Quant à la bourgeoisie, elle n’y existe pas non plus ; nous entendons par bourgeoisie cette classe intermédiaire composée, entre les riches de naissance, de titres, de fortune, et le peuple, de rentiers, de propriétaires, d’industriels et de négociants. Si l’on excepte quelques chefs de fabrique qui n’habitent ces parages que pour surveiller le travail de leurs ouvriers ; quelques propriétaires de modestes maisons vieillies et délabrées, pour la plupart, qu’ils abandonnent à un principal locataire, résidant eux-mêmes à la campagne ou à l’intérieur de Paris, et qu’ils ne visitent qu’à l’époque des termes, comme le planteur des colonies, qui ne daigne honorer de sa présence les cases de ses nègres qu’au temps de la récolte du riz et de la canne à sucre ; si l’on en excepte, enfin, trois ou quatre chefs de maisons de vente d’une certaine importance, ce qui reste ne saurait constituer ce qu’on nomme la bourgeoisie. Cette classe importante n’est donc pas réellement représentée dans ce quartier. Chose étrange ! ce qu’on appelle même le peuple, dans la véritable acception de ce mot, ne saurait s’y trouver. Des ouvriers tanneurs et corroyeurs en assez grand nombre, des ouvriers attachés à quelques usines indigènes, un petit nombre de travailleurs employés à des mécaniques et à certains ouvrages d’art exécutés hors du périmètre du faubourg, où ils ne se réfugient que le soir, peuvent, sans doute, revendiquer à bon droit ce titre de peuple ; mais leur nombre est si restreint, comparativement à la masse commune de la population, qu’ils sont loin d’y représenter leur caste.

Quelle est donc la véritable population du faubourg Saint-Marceau ? Une immense agglomération d’individus déclassés appartenant à tous les pays, à toutes les races, à toutes les professions infimes, connues ou non connues, qui s’agitent là, ainsi que dans une espèce de lieu d’asile, placé sous l’égide de la civilisation, comme une nécessité sociale. Ce sont des Allemands, des Italiens, des Suisses, des Alsaciens, des Lorrains, des Auvergnats, venus dans cette Babylone pour y exercer, avec le Parisien né natif du quartier, toute sorte de professions innomées dans le catalogue des manuels Roret. Le chiffonnier y règne, il est vrai, mais en se voyant coudoyé par les membres des nombreuses corporations des saltimbanques, de chanteurs des rues, des hommes de peine, des casseurs de pierres et avaleurs de sabres, des rémouleurs et étameurs nomades, des marchands de peaux de lapin, des rôdeurs de barrière, des bohémiens de Paris, c’est-à-dire de tous ceux qui se lèvent le matin ignorant où ils iront et comment ils feront pour manger dans la journée, des diseurs de bonne aventure et tireurs de caries, des camelotiers, des crieurs de nouvelles et vendeurs d’images, des vitriers ambulants exploitant la banlieue, enfin des gens déchus et tombés dans les derniers degrés de la misère. Hélas ! dans cette catégorie on retrouve, sous des haillons, des noms qui ont eu une certaine illustration dans la société, dans les lettres, les arts et les sciences, dans l’industrie, et voire dans les fonctions publiques. La noblesse et l’intelligence, en effet, ne mettent pas toujours à l’abri de la misère.

Comme on le pense bien, une population aussi diverse de caractère, de mœurs, de goûts et de passions, doit offrir une égale variété dans sa manière de vivre. Rien d’étonnant que tout soit à l’unisson dans ces quartiers perdus de la capitale. Le bien-être, le luxe, le confortable, sont inconnus là où le nécessaire fait le plus souvent défaut. Aussi l’on peut affirmer que l’on n’y mange, quand toutefois il est possible de manger, que juste pour ne pas mourir de faim ; et que l’on n’y vit, en général, que pour s’oublier et s’abrutir dans l’abus d’horribles boissons. C’est ce qui explique le grand nombre de marchands de vins. de liquoristes, de débits d’alcool, de camphriers, de tavernes obscures, de cabarets enfumés qui bordent les deux côtés de la rue Mouffetard et des rues adjacentes, depuis son point de départ, à la place Lacépède, jusqu’à la barrière Fontainebleau. Qui le croirait ? trois cent soixante-quinze établissements de ce genre se pressent, se font concurrence sur cette vaste étendue ; c’est presque un par maison. Ce qui a donné lieu à ce proverbe devenu populaire : « Dans le faubourg Saint-Marceau, on boit, mais on n’y mange pas. »

Parmi les établissements plus ou moins excentriques, appelés caboulots, éparpillés sur ce sol bohémien, nous en avons distingué un principalement que nous voulons faire connaître à nos lecteurs ; c’est celui de la mère Louis. Mais, avant de décrire l’établissement, disons quelques mots de sa propriétaire.

La mère Louis, c’est sous ce nom que nous la désignerons pour ne pas effrayer sa modestie de l’éclat de la publicité, a atteint la cinquantaine ; elle offre au peintre et au moraliste un des types les plus curieux et les plus intéressants à représenter dans le quartier Mouffetard. Elle est d’une taille moyenne, mais bien proportionnée ; sa figure, mobile et très-accentuée, accuse l’énergie d’une volonté peu commune dans la femme ; ses yeux surtout, ce miroir de l’âme où se peignent, selon les poètes, les sentiments et les passions les plus intimes, sont remarquables par leur expression de bonté naturelle mêlée à une certaine force de résolution qui commande le respect de tous ceux qui l’approchent. Comment est-elle parvenue à exercer cet empire souverain principalement sur ces êtres dégénérés, abrutis, dont se compose sa clientèle ? C’est ce qu’on ignore ; car tout est mystère chez cette femme, même sa naissance. Élevée jusqu’à l’âge de quinze ans par les soins charitables d’une pauvre vieille dame qu’elle eut le malheur de voir mourir alors entre ses bras, elle n’a rien appris sur son origine. Mais sa protectrice, qui ne jugea pas à propos de lui dire quels étaient les auteurs de ses jours, ne manqua pas de lui enseigner les préceptes qui peuvent rendre heureux sur la terre : la crainte de Dieu, l’amour de ses semblables, et l’obligation de faire du bien aux malheureux. Cette éducation évangélique, puisée dans le cœur d’une simple et pauvre femme devenue sa mère adoptive, est devenue la base du caractère de la mère Louis et le mobile de toutes ses actions.

En voyant trôner dans son comptoir, depuis neuf heures du matin jusqu’à dix heures du soir, la mère Louis, on ne se douterait pas qu’il y a trois femmes en elle : la placière, la maîtresse du caboulot et la femme résidant en son domicile privé. Ces trois faces de la même individualité méritent d’être connues.

La corporation des chiffonniers se divise en quatre catégories que nous nous réservons de décrire plus tard. Le placier en est une, la moins apparente, il est vrai, et pourtant la plus honorable et celle qu’on peut regarder comme la plus lucrative pour ceux qui en font partie. Le titre de placier est acquis par la confiance qu’on inspire, et il se transmet comme un héritage ou une charge qu’on a achetée. Le droit de celui qui le porte consiste à avoir, dans un rayon déterminé, le monopole de prendre dans certaines grandes maisons et de porter sur la voie publique, conformément aux ordonnances sur la salubrité, les balayures, débris, détritus et immondices conservés dans une vaste caisse où ils sont, tous les soirs, déposés par les habitants du logis. Le placier se rend à cet effet tous les matins, vers les cinq heures, dans les maisons qui sont désignées à son service quotidien, va prendre dans un endroit spécialement affecté à ce dépôt la caisse renfermant tous les articles de rebut des ménages de la veille, fait le triage à son aise sur le lieu, et après cette opération, qui consiste à mettre a part tous les objets de son choix, il va vider ce qui reste à la cantonade. Il dépose ensuite la caisse à l’endroit ordinairement affecté à son usage, met en réserve derrière la porte cochère les objets triés, et court faire successivement la même opération dans les maisons voisines qui sont dans sa dépendance. Dés que ses revues domiciliaires sont terminées, il revient avec sa hotte ou son vaste sac pour recueillir dans les mêmes maisons le produit de ses recherches qu’il a mis en réserve. Dans l’espace de deux heures, le placier a fait sa moisson, et retourne chez lui chargé d’un butin qui n’est pas estimé à moins de trois à quatre francs par jour, alors que la valeur du travail du chiffonnier ordinaire errant et vagabond, qui passe pour le plus alerte, le plus habile et le plus expert, n’atteint que le chiffre de deux francs. Encore faut-il tenir compte à ce dernier du temps dépensé, de la longueur de la course et des frais que lui coûte l’entretien de son falot.

On comprend que le titre de placier soit très recherché, et il l’est réellement ; mais on ne l’acquiert, comme nous l’avons observé, que par la confiance qu’on a inspirée aux maîtres des logis, soit par une bonne conduite, soit en leur ayant rapporté des objets de valeur qui avaient été égarés dans les tas.

Aussi, dès qu’on l’a obtenu, c’est un véritable office que l’on transmet et que l’on vend ordinairement cent francs, lorsqu’on ne veut plus l’exercer, par suite d’un usage passé en convention tacite. Celui qui succède au vendeur est présenté alors comme son remplaçant, sans contestation aucune de la part de ceux qu’il dessert, et il continue tranquillement le service de son prédécesseur. L’institution du placier a cela d’avantageux pour les propriétaires et les locataires des maisons, qu’il les débarrasse d’un soin et d’une obligation dont la négligence et l’inexécution pourraient les exposer, aux termes des règlements de police, à des procès-verbaux. Cette dernière considération a rendu et rend, tous les jours, à leurs yeux, ce genre de chiffonniers fort utiles. On concilie de la sorte, chose fort rare dans notre société, deux intérêts à la fois.

La mère Louis avait obtenu cette rare faveur de devenir placière dans les circonstances suivantes. Nous avons dit qu’elle avait perdu à quinze ans sa mère adoptive, et que, par suite, elle était restée seule au monde. A cet âge, et sans guide, il ne lui était pas facile de se créer un état. Habitant un logis de la rue de Lourcine, qu’elle a toujours conservé par respect pour la mémoire de sa bienfaitrice, qui l’avait occupé, elle n’eut qu’à jeter ses regards autour d’elle pour apprendre à gagner son pain quotidien. Que vit-elle ? Des chiffonniers de tous les âges et de tous les sexes, qui trouvaient le pain quotidien avec leur crochet ; et elle se fit chiffonnière. Elle n’adopta pas, il est vrai, la hotte, qui répugnait à son amour-propre de quinze ans ; mais elle fit d’abord le ramassis du chiffon, des os, du papier et de la ferraille dans son tablier ; elle ne s’éloigna pas de son quartier et choisit, pour exercer sa nouvelle industrie, les environs du Panthéon et de Saint-Étienne du Mont. La patronne de Paris, dont elle avait appris à invoquer la protection, lui porta-t-elle bonheur ? Son air simple et candide, son inexpérience, qui paraissait visible aux passants, parlèrent-ils en sa faveur ? Toujours est-il que, dès les premiers jours de ses courses matinales vers les tas qu’elle allait explorer, deux concierges des principales maisons de la rue des Fossés-Saint-Victor lui octroyèrent le droit de faire ses recherches dans le dépôt ordinaire des détritus établi dans l’intérieur du logis. Comme un bonheur, dit-on, n’arrive jamais seul, les concierges des maisons voisines conférèrent à leur tour à la jeune Louise le même privilège, et, successivement, la pauvre orpheline eut à desservir un nombre déterminé de maisons qui formèrent une circonscription.

C’est donc aux débuts de la mère Louis dans l’industrie des chiffons qu’il faut rapporter la véritable origine, la création, en quelque sorte, du genre connu sous le nom de placiers. Il n’existait auparavant que d’une manière exceptionnelle. Pendant cinq ans, l’industrie prospéra si bien entre les mains de l’orpheline de la rue de Lourcine, qu’elle put faire des économies au point de réunir un petit capital. A dater de ce moment, son ambition s’accrut avec la prospérité et le bien-être, et la placière se détermina à joindre à l’article des chiffons l’exploitation d’un établissement culinaire d’un genre tout nouveau. C’est alors que fut conçu et formé, en 1830, le caboulot de la mère Louis. Ainsi tout vient à point à celui qui sait attendre.

Gilbert. — La suite au prochain numéro. —

La semaine des familles – 3 décembre 1859

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