Les oiseaux de nuit – Privat d’Anglemont – 1854

Publié le : 18 septembre 201918 mins de lecture

À partir de minuit, heure terrible ou charmante, si l’on en croit les poètes d’opéra-comique à l’heure des amants, des voleurs, des joueurs et des fruitiers, le vaste espace compris entre la pointe Saint-Eustache et la rue de la Ferronnerie, la halle, en un mot, s’anime et se remplit de mouvement de tumulte et de vacarme : le sabbat de notre civilisation commence. C’est un contraste étrange, plein de terreurs et d’enseignements. Tout le Paris honnête sommeille. La halle veille seule. Les fenêtres, ces yeux des maisons, se sont éteintes peu à peu ; le silence s’est emparé du reste de la ville. Mais pénétrez, si vous en avez l’audace, dans ce qu’on nomme le carreau des Innocents : tout change ; c’est un pêle-mêle de maraîchers, de porteurs, de paysans, de revendeurs de fruits et de légumes, de forts de la halle, d’inspecteurs, de sergents de ville, de cuisiniers. Les jurons s’entrechoquent ; les cris se répondent d’un bout à l’autre du marché ; les hommes, les chevaux, les charrettes, se croisent, se heurtent, s’injurient.

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Puis de tous les cabarets d’alentour partent des chansons grossières, des cliquetis de bouteilles brisées, des bruits de chocs de verres, des interpellations bizarres, des propos nauséabonds. Tous les timbres de la voix humaine, depuis les plus aigus jusqu’aux plus graves, se confondent pour former le tapage le plus assourdissant que jamais oreille humaine ait pu supporter.

Votre nerf olfactif n’est pas affecté moins désagréablement. Il y a là des émanations si multiples, des mélanges d’odeurs si hétérogènes, que vous tombez bientôt dans un état très voisin de l’apoplexie. Les fleurs aux suaves parfums gisent à côté de bottes d’oignons ; les violettes se cachent sous des tas de choux ; la rose s’épanouit parmi les carottes ; les fruits enfin sont entassés pêle-mêle avec les plantes médicinales et sont arrosés quelquefois par la boue du même ruisseau.

Du reste, il faut avoir exploré les environs de cet immense bazar végétal pour se faire une idée de toutes les misères et de tous les vices qui dévorent et dégradent une partie de la population. Rassemblez toutes vos forces, assurez votre cœur contre le dégoût, et hasardez-vous, en observateur, en philosophe, chez les marchands de vins et surtout chez les liquoristes qui ont la permission d’ouvrir leurs bouges pendant toute la nuit. Chacun de ces cabarets a sa physionomie, sa réputation, ses excentrics, ses habitués, ses fidèles, qui ne vont guère autre part. Voici, par exemple, la lanterne triangulaire de Paul Niquet ; nous lui devons la priorité : quand un homme a su se créer un nom, dans quelque industrie que ce soit, cet homme a nécessairement dépensé une plus grande somme d’intelligence et d’activité que ses confrères.

On pénètre dans cet établissement par une allée étroite, longue et humide. Le pavé est le même que celui de la rue : c’est du grès de Fontainebleau ; mais il est tellement piétiné par les nombreux clients, que la rue Saint-Denis et la rue Saint-Martin, aux jours des grands dégels, peuvent passer en comparaison pour d’agréables promenades. Les habitués déposent le long des murs leurs hottes et leurs fardeaux, pour arriver jusqu’à la salle principale, nous devrions dire tout simplement hangar, car cette boutique n’est qu’une ancienne petite cour sur laquelle on a posé un vitrage. Elle est meublée de deux comptoirs en étain, où se débitent de l’eau-de-vie, du vin, des liqueurs, des fruits à l’eau-de-vie, et toute cette innombrable famille d’abrutissants que le peuple a nommés dans son énergique langage du casse-poitrine. En face de ces comptoirs, contre le mur, et fixé par des supports en fer, est un banc de chêne où se reposent les consommateurs. C’est là qu’ils font la sieste, c’est là qu’entre deux rondes de police, ils essaient un peu de sommeil, au milieu des cris, des vociférations, des disputes de ceux qui se tiennent debout devant le comptoir. On vante le sommeil de Napoléon la veille d’Austerlitz et celui de Turenne sur l’affût d’un canon, je ne sais plus à quelle bataille ; mais qu’est-ce que ces somnolences inquiètes, agitées, auprès du lourd et profond sommeil de ces parias, obligés, la plupart, de voler même le moment de repos qu’ils prennent à la dérobée : car il est défendu de dormir dans le cabaret de Paul Niquet ; il faut consommer, se tenir debout et parler, ou bien la police, qui ne dort jamais, enlève les dormeurs et leur fournit un lit au violon du poste de la Halle-aux-Draps.

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Les comptoirs lourds et massifs sont chargés de brocs, de fioles et de bouteilles de toutes formes, portant des étiquettes bizarres : Parfait amour, Délices des dames, etc., ornées de petites gravures grotesquement coloriées, dont quelques unes représentent Napoléon, les bras croisés sur la poitrine ; celles-là renferment naturellement la Liqueur des braves. On y voit aussi un affreux buste, barbu et empanaché, que les érudits du lieu disent figurer le Béarnais. Le nom tout pastoral du mélange qui renferme est celui-ci : Petit lait d’Henri IV. Du reste, pour dix centimes, on vous servirait là un verre de liqueur de la Martinique, signée de Mme Anfoux ou de Mme Goodman, aussi bien qu’une goutte d’absinthe. L’étiquette seule changera. Le trois-six restera le même à peu de chose prés.

Par un passage étroit, on arrive à une petite salle située derrière le comptoir : c’est le salon de conversation, un lieu d’asile ouvert seulement aux initiés, aux grands habitués, aux buveurs émérites, à ceux qui ont depuis bien des années laissé leur raison au fond d’un poisson de camphre.

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Trois longues tables et des bancs de bois en composent le mobilier ; les murs sont blanchis à la chaux. L’architecture de ce bouge est bossue, renfrognée ; on y voit des angles rentrants, des excavations et des proéminences sans motifs. Tout cela a l’air d’une réunion de morceaux hybrides, étonnés de s’être rencontrés après quelque épouvantable cataclysme. II devait se trouver des pièces ainsi faites an milieu des ruines de Pointe-à-Pitre, après le tremblement de terre. Dès la porte, on est saisi à la gorge par une odeur fade, chaude, nauséabonde, imprégnée de miasmes humides, qui soulève le cœur ; c’est une puanteur qui est particulière à cette société immonde ; elle donne un formel démenti à la science, en prouvant que l’homme peut vivre sans respirer. Là on rencontre des parias de toute sorte : des chiffonniers et des chiffonnières, des poètes et des musiciens incompris, des ménétriers de barrière, des Paganini de ruisseau, des domestiques qui ne cherchent pas de place, des soldats en bordée, des grinches de la petite pègre ; c’est un pandémonium bizarre, qui n’a pas encore eu les honneurs d’une fidèle monographie. Les uns dorment abrutis devant des verres d’eau-de-vie, abattus sur la table ou blottis dans des coins comme des animaux immondes ; d’autres causent philosophiquement à voix basse. C’est triste et lugubre comme une veillée de mort. Les garçons passent comme des ombres au milieu de ces rangs serrés ; ils portent des verres de forme hideuse, qui semblent des seaux de puits et scintillent de couleurs insolites ; la forme en est menaçante ; les coupes où les anciens buvaient la ciguë ne devaient pas être autrement faites ; on voit qu’ils contiennent quelque chose de terrible : c’est un poison cent fois plus horrible au goût que tous ceux décrits par la toxicologie, que tous ceux inventés par les Borgia et les Exili du moyen âge. Il tue l’âme, il absorbe toutes les facultés ; il est délétère, il brûle, il corrode le corps, il éteint la mémoire, il annule tous les sens. De l’homme le plus fort, le mieux organisé, il fait en quelques mois un squelette, un animal, une brute.

Car il existe à la balle toute une population d’êtres vraiment problématiques. Ce sont des gens qui ne dorment jamais, ou du moins qui ne se couchent jamais dans un lit. Leur vie est une longue suite d’aujourd’hui, ils n’ont de lendemain que le jour où, ramassés par quelque patrouille de sûreté, ils sont jetés dans un lit d’hôpital pour y mourir. Le bien-être, même celui de l’assistance publique, les tue. La nuit, ils vivent du débris des festins des heureux de la terre, ils rongent les os comme des chiens, et se contentent des croûtes et des restes qu’on jette à la borne. Le jour, ils s’accroupissent dans l’angle de quelque cabaret, accoudés sur une table, l’œil morne, les joues hâves et pendantes, l’âme affaissée dans leur corps abruti, et ils dorment effrayants, les yeux ouverts.

A côté de tous ces gens en haillons, quel est ce vieillard si frais, si rose, si propret, qui semble un gras chanoine égaré dans ce séjour de damnés ? C’est un poète bergerade, c’est un faiseur de bucoliques, c’est un rêveur de prairies et de fleurs, c’est un Dorat perdu dans ces égouts. Il se nomme Huard. Il était maçon, il est aujourd’hui garçon chez Sallé, l’heureux successeur de Paul Niquet. Le père Huard est né poète comme tant d’autres sont nés hommes d’état. Il fait des vers comme certains font des lois, sans trop savoir au juste ce que c’est. Il avoue naïvement n’avoir jamais étudié, mais avec le simple bons sens on arrive à tout. Deux fois Bicêtre lui a charitablement offert ses appartements gratuits, et Charenton lui a donné l’hospitalité, et cela parce qu’il a de l’intelligence et de l’esprit, parce qu’il se sent tourmenté par le démon de la poésie, parce que, bien avant tant d’autres, il avait osé jeter un regard sur les misères de l’espèce humaine. Huard était un précurseur, il prêchait dans le désert ; on le prit pour un fou, on l’emprisonna, on le persécuta ; il eut, comme tous les apôtres, les honneurs du martyre.

Rien de plus touchant que d’entendre raconter par ce brave homme l’entrevue qu’il eut avec un de nos meilleurs écrivains. « Ah ! Monsieur, dit- il, en voilà un, un vrai, un de la bonne roche ! Il a écouté mes vers sans rire, lui ! »

Le père Huard n’a qu’un malheur, c’est de faire des poèmes didactiques, descriptifs, et bucoliques surtout. Il aime trop les vers, surtout les siens. Avouons pourtant qu’au milieu de ce fouillis d’odes, de chansons, d’élégies, de pastorales, d’élégies, il se trouve parfois des pensées neuves et hardies, enchâssées dans une belle forme. La conversation du père Huard est amusante, colorée, toute remplie d’images, et toujours enveloppée d’un certain mysticisme qui semble agrandir sa pensée et la rend pour ainsi dire visible. Nous lui demandâmes si parfois le doute n’était pas venu le saisir au milieu des fatigues de son pénible état, au milieu de tous ces êtres infimes, incapables de le comprendre. Il nous répondit avec une emphase assez voisine de l’amphigouri : « Ai-je douté quand je me suis assis pour la première fois à cette fête intellectuelle, au milieu des hasards de l’hiver et sous les nuages menaçants ? Est-ce que je ne savais pas qu’au delà de ces sombres vapeurs brille l’astre immortel dont les rayons ne sont que voilés ? Lorsque je suis entré ici pour vivre dans cette boue, est-ce que je ne savais pas que plus haut il y a des champs d’azur et de lumière, dont nos yeux sont destinés à contempler la splendeur ? Que m’importe cette race désolée qui m’entoure, ces hommes dévastés, ces cerveaux sans idées ? Je n’ignore pas qu’avec la génération future, la vie reviendra s’épanouir et fleurir dans ces corps décharnés, que l’idée jaillira sous ces crânes épais, où fermente secrètement l’éternelle fécondité de la nature ? Aussi je patiente et j’espère. »

On comprendrait volontiers Charenton si l’on ne découvrait pas une âme noble et pleine de foi, d’espérance et de résignation, sous le fatras prétentieux de cet honnête homme. Tous les êtres dégradés qui étaient là l’écoutaient la bouche béante sans comprendre une seule de ses paroles. Après l’avoir entendu, nous sommes sorti moins désespérant de l’humanité, de ce bouge où tout le reste avait été pour nous horreur et dégoût.

Il nous fallait de l’air, nous étouffions dans cette atmosphère fétide ; la tristesse de l’âme nous avait saisi ; le bruit nous était nécessaire. La nuit s’avançait et il nous restait encore bien des choses à voir, car les premières scènes qui s’étaient passées sur le carreau des halles n’avaient été que le prologue du grand marché, qui prend tout son développement à quatre heures du matin.

L’aspect de la place a changé ; la population n’est plus la même. Voici venir les paysans ; voici les costumes des habitants de la Picardie et de la Normandie ; voici les femmes des environs de Paris, avec leurs mouchoirs rouges enveloppant le bonnet blanc, avec leurs jupes bariolées, leurs manteaux de laine blanche, aux capuchons de velours noir ; voici venir la limousine grise et jaune rayée de bleu des rouliers. La langue qu’on parle n’est qu’un patois composé de vingt autres patois, qui ne se parle qu’à la halle, dans les transactions de fruitières à maraichers, ne se comprend nulle autre part, et n’existe dans le monde que l’espace de quelques heures par nuit, de deux à quatre heures du matin, à Paris, au centre du monde civilisé. C’est un ancien idiome qui doit avoir quelques rapports avec celui dont se servent les riverains de la Méditerranée, et avec celui des trafiquants de l’Archipel des Antilles, jargons sans couleur, sans poésie, secs et pauvres, faits principalement pour le trafic de l’argent, dont ils ont le son métallique.

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Après une nuit passée dans les cloaques dont nous avons parlé plus haut et au milieu de ces êtres immondes à qui l’ivresse arrache de temps en temps de sinistres confidences, on se sent heureux et soulagé de respirer cet air tout imprégné de senteurs balsamiques ; on contemple avec admiration la vigoureuse santé de ces vaillantes filles des campagnes ; on revient peu à peu aux sentiments humains. Le ciel semble plus beau, plus étoilé ; l’aube vient blanchir les toits des maisons ; la halle a l’air d’une foire de campagne ; le commerce honnête, réel, a remplacé la Cour des Miracles.

Tout à coup de tous les cabarets voisins partent des cris d’oiseaux de proie, des hurlements de bêtes fauves ; on entend encore dans les cabinets quelques lambeaux de chansons hideuses : ce sont les oiseaux de la nuit qui quittent leurs repaires, honteux de voir le soleil, et prennent leur volée çà et là. Ici ce sont des figures patibulaires ; là de jeunes femmes pour qui, chose étonnante, ces nuits honteuses semblent n’avoir pas de fatigue, et qui ne laissent qu’à regret la ténébreuse orgie qu’elles recommenceront la nuit suivante. L’honnête ouvrier qui va à son travail les salue de quolibets en passant. Les hommes sont tout honteux de ces huées ; ils ont comme une vague horreur de ce qu’ils ont fait. Mais les femmes, au contraire, semblent fières de leur abjection ; elles bravent le mépris tête haute et renvoient quolibets pour quolibets. Le sens moral est complètement éteint chez elles. De tous les êtres de la création, la femme est toujours le pire quand elle n’est pas le meilleur.

Alexandre Privat d’Anglemont – Paris anecdote – Édition de 1854

Pour plus d'informations : Bouis-Bouis, bastringues et caboulots de Paris - Le Casino - 1861

À lire en complément : L’éleveuse de fourmis, le marchand d’asticot, les écosseuses de pois et les cuiseuses d’artichauts - 1882

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