Au pays du chiffon – Sophie Foucault, La mère des chiffonniers – 1892

Publié le : 28 décembre 202010 mins de lecture

La ville de Clichy possède une dizaine de cités de chiffonniers, échelonnées à courte distance les unes des autres sur le boulevard Victor Hugo.

Ces cités, aux noms étranges, typiques, abritent une population de cinq à six cents individus qui ne vivent que de la vente du chiffon, des vieux papiers, des os, des croûtes sèches et des détritus de tous genres.

L’émoi règne en ce moment au sein de ce petit peuple, qui s’agite et en appelle au bureau de son Syndicat de l’arrêté municipal décrétant l’évacuation des cités Dohet, du Soleil et de la Petite-Pologne, comme étant des foyers d’infection et d’épidémie.

Certes, il est difficile de rien rêver de plus insalubre et de plus malpropre que ces cités. Un étroit couloir, empuanti, obscur, au pavé visqueux, s’ouvrant sur une ruelle sombre, forme l’entrée de la cité Dohet, — une cinquantaine de masures crevassées, chancelantes, composées d’une pièce unique, avec une fenêtre grande comme un judas, et souvent veuve de son carreau.

Jamais l’air et le soleil ne pénètrent dans cette sorte d’égout à ciel découvert où règne un froid de caves humides, où traînent des odeurs écœurantes dominées par l’odeur de la malpropreté humaine.

Au centre de cet étroit boyau se trouve un ruisseau où les eaux ménagères croupissent parfois des semaines avant que d’être poussées à la rue.

Dans chacune de ces cabanes, louées à la semaine, habitent presque toujours sept, huit et dix personnes. Tout cela vit, grouille, dort pêle-mêle sur la terre battue ou sur un grabat de loques jugées impropres à la vente et partage souvent encore l’étroit coin avec des chiens, des chats, quelquefois même un âne.

A la cité du Soleil, l’horreur est la même, masures croulantes, manque d’air, malpropreté.

Une des cités frappées, la Petite-Pologne, est située à l’autre extrémité de Clichy ; ses habitants ne ressemblant en rien aux autres chiffonniers, ils font bande à part. Leur cité, d’ailleurs, n’a rien de semblable non plus aux autres avec ses wagons délabrés, ces trois on quatre roulantes installées au milieu d’énormes matériaux de démolition, elle ressemble plutôt à des ruines de quelques vieux manoirs où serait venue s’installer une tribu de bohémiens.

Mais si le cadre est étrange, bizarre, fantaisiste, la population ne l’est pas moins elle-même. Et d’abord, détruisons une légende qui représente les chiffonniers comme gagnant de dix à vingt francs par jour, ce qui n’arrive qu’à ceux qui, possédant un cheval et une voiture, peuvent avoir une place à Paris.

On a raconté à propos des places une histoire des plus amusantes. Un chiffonnier qui visitait un quartier riche de Paris avait acheté fort cher sa place à son prédécesseur ; mais il était parvenu à se faire admettre par les valets de chambre qui lui confiaient tous les matins les gros ouvrages et se déchargeaient sur lui du soin de balayer les cours, les escaliers, d’aller chercher le lait ; en retour il recevait tous les restes de la veille. L’homme a fait une fortune colossale et possède une magnifique propriété aux environs de Paris, continue le commerce en grand et donne souvent des fêtes à ses amis les valets de chambre.

Mais ce n’est pas à cette catégorie opulente de chiffonniers qu’appartiennent les habitants des cités ; ils sont tous coureurs et chineurs.

Ce sont ceux que nous apercevons la nuit venue, une lourde hotte sur le dos, le crochet d’une main, la lanterne de l’autre, glissant comme des ombres de tas d’ordures en tas d’ordures, se disputant les os avec les chiens du voisinage, leurs seuls rivaux.

Après de longues courses, après de pénibles tournées nocturnes, un chiffonnier opère le tri de sa hotte et le lavage des chiffons, ce n’est qu’alors seulement que sa journée est finie et qu’il a gagné de trente à quarante sous.

Les chineurs se divisent en deux catégories, les chiffonniers d’origine et les déclassés, roulés d’échelon en échelon jusqu’à la boue des cités. Une haine profonde existe entre les uns et les autres. Les premiers sont connus à la police, à la mairie, les seconds échappent à toutes les obligations sociales, ils foulent aux pieds toutes les lois, n’envoient pas leurs enfants à l’école, ne font pas de déclarations de naissance, arrivent sans qu’on leur demande d’où ils viennent et partent sans qu’on sache où ils vont.

 

Dans une cité qui n’est pas menacée par l’arrêté d’évacuation, habitent un ancien notaire et un ex-délégué de la Commune. Une rivalité sourde existe entre ces deux hommes qui n’ont pu abdiquer leurs prétentions d’antan, qui tous deux se portent ombrage, parce que tous deux ils voudraient être l’oracle écouté des habitants de la cité. On m’a affirmé que chaque semaine ils adressaient l’un contre l’autre de longues plaintes au procureur de la République. Les chineurs de naissance ne sont assurément pas de petits saints, alcooliques et querelleurs, ils se battent fréquemment, mais toujours entre eux, ne mêlant le public à leurs querelles que s’il s’en mêle lui-même.

Le déclassé qui fait bande à part est volontiers « chapardeur », cultive avec soin l’agression et l’attaque nocturne et joue du couteau avec une facilité déplorable : il est chiffonnier parce qu’il faut qu’il soit quelque chose, qu’il a besoin de masquer sa vie de paresse et de débauche d’une profession imaginaire. La population chiffonnière de Clichy y était, il y a quelques années, beaucoup plus élevée qu’aujourd’hui ; on comptait trois mille chiffonniers chineurs, habitant la localité et dans ce nombre, il y avait au moins seize cents déclassés.

C’est qu’à cette époque, grâce à de nombreuses cités disparues aujourd’hui, il leur était beaucoup plus facile de se cacher, de faire perdre leurs traces à la police, ou de se faire oublier.

La plus célèbre de ces cités disparues était le passage Saint-Pierre, plus connu sous le nom de cite de la Femme-en-Culotte.

La cité s’élevait à l’endroit où se trouve aujourd’hui le groupe scolaire Victor-Hugo. Elle se composait de deux immenses corps de bâtiments parallèles, divisée en vastes dortoirs, et était tenue par Mlle Sophie Foucault, la femme en culotte. On avait ainsi surnommé la propriétaire, parce qu’elle avait obtenu l’autorisation de se vêtir en homme.

Là, il n’était plus question de loger à la semaine, on logeait à la nuit. Les plus fortunés, ceux qui payaient cinq sous, avaient droit à un peu de paille et à une vieille couverture ; ils pouvaient même se dévêtir : une corde traversait la salle au-dessus des grabats et recevait les effets. Les pauvres, ceux qui ne pouvaient donner que trois sous couchaient sur la terre, à l’abri de la pluie toutefois. Souvent de pauvres diables se présentaient sans un sou, pleurant un peu de paille pour étendre leurs membres fatigués, et la compatissante propriétaire fermait les yeux et prêtait à crédit sa paille et sa couverture.

J’ai souvent entendu dire que les pauvres ainsi secourus mettaient un point d’honneur à rembourser Mlle Foucault.

Petite, très fine, distinguée même sous la casquette de soie et la blouse bleue, elle était impitoyable pour les tapageurs et faisait respecter rigoureusement les règles de la maison.

A quatre heures, tous les matins, elle chassait elle-même ses locataires, et pas un n’aurait osé manquer à cette femme, qu’ils adoraient tous et surnommaient la Mère des Chiffonniers.

Un soir, un nouveau venu l’ayant injuriée, elle fut obligée elle-même de demander sa grâce : la population de la cité voulait le pendre pour lui apprendre à la respecter.

Le passage Saint-Pierre était bien connu des autorités et souvent la nuit le sommeil des va-nu-pieds était troublé par une descente de police cherchant un assassin qui était venu demander asile à la femme en culotte.

Lorsque Sophie Foucault mourut, les chiffonniers voulurent porter sur leurs épaules son cercueil jusqu’à sa dernière demeure.

A la place de la cité de la petite-fille du général Foucault, s’élève un magnifique groupe scolaire dû en partie à sa générosité, elle voulait que les enfants de ceux avec qui elle avait si longtemps vécu puissent profiter des bienfaits de l’instruction. La rue voisine porte son nom, et la mémoire de la mère des chiffonniers, de la femme en culotte, est encore vivace dans le souvenir de la population des cités.

J’entendais hier un vieux biffin, de ceux qui l’ont connue, me dire en parlant de l’arrêté municipal « Ah ! allez, Monsieur, c’est pas la femme en culotte qui nous aurait fait un tour comme ça ! »

Le Petit Parisien – 28 juillet 1892

Les cités des chiffonniers : la rue Marcadet, la cité Maupit, la route de la Révolte, la cité de la Femme-Culotte… – 1885

Comment Sophie Foucault se fit passer pour un homme – Partie 1 – Partie 2

La cité Foucault – Le journal de Tanis par Stanislas Guillot, ouvrier du Carbone Lorraine (Journal écrit à Clichy de 1921 à 1939)

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