Les cités des chiffonniers : la rue Marcadet, la cité Maupit, la route de la Révolte, la cité de la Femme-Culotte… – 1885

Publié le : 22 décembre 202021 mins de lecture

Le chiffonnier est un des types les plus populaires de la capitale ; on l’a souvent mis au théâtre et dans le roman. Les uns ont fait du chiffonnier de Paris un héros de mélodrame, grand redresseur de torts, protecteur de l’innocence, juge du coupable, philosophe planant sur son temps ; d’autres nous ont montré le chiffonnier – gai et enjoué, chantant des rondes et dansant le cancan avec la mère Moscou ; je désire montrer, non le héros imaginaire de mélodrame, mais le pauvre travailleur, enfoui dans des cités horribles, au milieu de ce beau Paris, qui ne sera réellement le cerveau du monde que le jour où il sera parvenu à adoucir les effroyables misères qu’il renferme.

Le tableau que je vais mettre sous les yeux du lecteur n’est pas gai, je l’en préviens. Ce n’est pas ma faute : je le retrace tel que je l’ai vu. Ces esquisses parisiennes n’ont d’autre mérite que d’être d’une exactitude photographique. Si quelques-uns de ceux qui me lisent sont curieux de contrôler mon récit, rien de plus facile : ils peuvent visiter sans crainte les cités des chiffonniers, mais je les engage à s’armer d’une forte dose de courage moral, pour pouvoir aller jusqu’au bout. Le spectacle est répugnant autant que plein de désolations.

La rue Marcadet est une des plus longues de Paris ; elle part de la Chapelle et se termine à Clichy ; à mesure qu’on s’approche des fortifications, elle devient plus misérable ; l’œil vigilant du Conseil municipal ne semble pas voir si loin ; le pavé est mauvais ; de ci de là un semblant de trottoir, où l’ivrogne trébuche sur des trous et se casse la tête sur les angles des dalles brisées ; plus on s’éloigne du centre de Paris, plus les habitations deviennent pauvres et rares. A midi, heure à laquelle le beau Paris a fait sa toilette, la rue Marcadet, à la hauteur de Montmartre, est encore en tenue du matin ; des matelas, à moitié pourris, couverts de taches nauséabondes, pendent aux fenêtres à côté de loques de toutes sortes qui sèchent au soleil. Derrière les murs délabrés des maisons, on devine l’habitation du pauvre, le logement aux dalles rouges, aux carreaux brisés et remplacés par du papier, aux plafonds qui menacent de s’écrouler sur la tête des locataires.

Au numéro 210 de la rue Marcadet est la cité des Cloys, habitée par des chiffonniers ; c’est le faubourg Saint-Germain de la corporation ; ici l’aristocratie dans une vingtaine de maisonnettes, bâties en contrebas, et où, les jours d’orage, les eaux descendant de Montmartre se répandent à l’aise. Il est onze heures du matin ; les chiffonniers sont rentrés ; ils ont vidé la hotte dans la pièce du rez-de-chaussée, qui est à la fois le magasin, la salle à manger et la chambre à coucher d’une partie de la famille. Autour du tas d’ordures ramassées sur la voie publique sont assis le père, la mère et les enfants, triant avec soin le butin et le classant selon son genre particulier ; il y a de tout dans le tas : du papier, des chiffons, du verre, du fer-blanc, des croûtes de pain, des trognons de choux, des oiseaux morts, des chats crevés, un polichinelle au ventre ouvert, une poupée à laquelle manque la tête, des clous, des fioles de pharmaciens, que sais-je encore ! Le chef de la famille dirige les opérations ; il a le teint jaune de l’homme qui a passé la nuit, et sur ses traits se peint l’abrutissement de la bête de somme surmenée par un travail excessif. Les enfants, livides, couverts de haillons immondes, se grattent de la tête aux pieds, essayant de chasser la vermine qui les dévore ; toute la cité est envahie par une odeur épouvantable provenant des pourritures que les hommes rapportent au logis.

Et, ainsi que je l’ai dit, ce sont les heureux parmi cette population misérable : ils travaillent pour leur compte ; ils trient eux-mêmes la marchandise. Si dans le sac il y a des objets ayant une valeur plus grande que d’autres, ce sont eux qui en profiteront ; ils ne vendent pas le butin à la livre, au plus bas prix, pour s’en débarrasser et afin que la ménagère puisse préparer le déjeuner ; ils peuvent attendre ; ils ont vingt ou trente francs devant eux ; tantôt, après avoir mangé la soupe et dormi quelques heures, ils porteront aux marchands spéciaux les divers objets et en tireront le meilleur parti possible. Ils ont des jours où ils gagnent jusqu’à quatre francs.

Un peu plus haut, dans la même rue Marcadet, commence la véritable misère des chiffonniers, exploitée par le commerçant en gros, qui s’est installé au milieu d’eux, qui leur loue la baraque dans laquelle ils végètent, à qui ils vendent à la livre tout ce qu’ils ont ramassé sur la voie publique, et qui, peu à peu, s’enrichit par le travail de ces pauvres gens, tandis qu’ils restent, eux, dans la misère jusqu’à la fin. La cité Maupit est au numéro 221 de la rue Marcadet : c’est un vaste terrain, sans grande valeur dans ce quartier désert ; il appartient à plusieurs députés. M. Maupit est le principal locataire ; quatorze cents francs de loyer le rendent maître absolu du terrain. M. Maupit y a fait construire les baraques ; pour cinquante sous par semaine, le locataire a une chambre au rez-de-chaussée – il n’y a pas de premier étage. La solidité de ces constructions est telle qu’il y a quatre ans, un ouragan a enlevé huit maisons pour en jeter les débris à cent mètres plus loin. Maintenant le principal locataire a pris ses précautions : d’énormes pavés ont été hissés sur la toiture en zinc, comme fait le montagnard du Tyrol pour que son chalet puisse résister à la tourmente. La maisonnette du principal locataire n’a qu’un rez-de-chaussée comme les autres, mais l’aisance y règne, en même temps qu’un luxe relatif ; un tapis composé de cent morceaux cousus les uns après les autres couvre le sol ; les murs sont garnis de lithographies trouvées dans les ordures et encadrées modestement ; la demeure de M. Maupit est un petit musée récolté sur la voie publique ; il y a des oiseaux empaillés, un fragment de tableau à l’huile représentant un clair de lune, des moitiés d’assiettes en faïence, un buste de Louis-Philippe auquel manque la mâchoire, un autre buste plus petit de Pleyel, le fabricant de pianos, à qui manque le nez ; une Vénus de Milo sans tête ; un portrait du dix-huitième siècle, crevé en vingt endroits ; une grossière image de la Vierge au Rideau, de Raphaël, à coté de débris de caricatures de 1830 ; le tout garnissent deux pièces, tenues proprement par la ménagère.

Devant la porte du négociant, des tas de marchandises apportées là par les chiffonniers, triées par lui avec soin et qu’il envoie à ses correspondants ; les chiffons en ballots attendent qu’on les expédie : des montagnes de croûtes de pain jetées sur la voie publique ramassées une à une, et qui sont vendues à des paysans pour leurs bestiaux. Sous un hangar spécial est entassée la ferblanterie : boîtes de conserves, boîtes de sinapismes Rigollot, boîtes à sardines ; tout cela repasse à la fabrique, est nettoyé, réparé, et sert une autre fois.

Il faut en prendre notre parti. La boîte à sardines, pimpante et luisante sur notre table de déjeuner, a peut-être déjà traversé deux ou trois fois la cité Maupit pour y retourner probablement un jour ou l’autre. Dans le tas de la verrerie, les flacons de pharmacie sont en majorité : rincés, lavés et ornés d’étiquettes fraîches, ils nous reviendront la semaine prochaine, après nous avoir quittés la semaine dernière. Cent-cinquante ou deux cents paniers de chaussures éculées, trouées, sans semelles, souliers à lacets, bottines, bottes, brodequins et chaussures de femmes, avec haut talon, forment un autre tas ; rien n’est perdu ; tout revient sur le marché, retapé, mis à neuf, dans le meilleur état possible, pour être revendu aux pauvres.

Le quartier général du maître chiffonnier est séparé des baraques où grouille la population la plus misérable qu’il soit possible de voir, par une boutique de marchand de vin, exploitée par le neveu du principal locataire. Une partie du salaire encaissé chez M. Maupit passe sur le comptoir de son neveu ; le reste va aux enfants qui ont faim et à la femme qui attend le retour du mari, pour jeter quelques carottes, navets et pommes de terre dans de l’eau ; la soupe des pauvres, qui satisfait l’estomac sans fortifier le corps, une nourriture abjecte qu’on dévore avec délices, malgré la puanteur qui règne dans cet enclos ; dans les habitations et dehors, une odeur pestilentielle, d’où naît la fièvre mieux que par les marais les plus malsains… Dans un instant nous verrons cette misérable population de plus près encore. Passons.

Nous allons maintenant visiter la plus curieuse cité de Paris : elle se trouve avenue de la Révolte, à la hauteur du passage Trouillet. Ce passage aboutit a un de ces terrains vagues aux environs des fortifications, où, en été, les tapissiers font battre nos tapis. La partie droite de ce terrain appartient à la femme Foucault ; c’est elle qui a fait construire, et qui a exploité la cité ; c’est une longue ruelle, bordée de baraquements. Un logement, soit au rez-de-chaussée, soit au premier étage, où l’on circule par une galerie extérieure, se compose d’une sorte de cellule plus ou moins sale et crasseuse ; pour tout meuble, un matelas jeté par terre ou dans un lit de fer boiteux ; un homme de taille moyenne ne peut pas entrer dans ces logements sans se baisser, tant la porte est basse ; une fenêtre carrée de cinquante centimètres de diamètre éclaire ces réduits. Nous les visiterons tantôt, après avoir salué la propriétaire de cette cité, dite la cité de la Femme-Culotte.

Cette dénomination vient de la propriétaire qui règne en souveraine sur cette population de misérables de toute espèce : chiffonniers, ouvriers sans ouvrage, déclassés de toute sorte, au nombre de quatre cents. La maison de madame Foucault est au bout de la cité, à gauche ; cette femme, qui est fort riche et qui se promène dans son phaéton attelé d’un joli cheval, est déguisée en homme ; elle peut avoir soixante ans ; ses cheveux gris sont coupés courts comme les cheveux des hommes ; elle est vêtue d’un pantalon (de là le nom de la cité), d’un gilet, d’une blouse bleue et de souliers à lacets. Depuis vingt ans qu’elle porte le costume masculin, elle s’est approprié la démarche d’un homme et les gestes énergiques du sexe fort. La Femme-Culotte n’est pas bête ; dans son jeune temps, elle doit avoir fréquenté des hommes intelligents ; elle affirme notamment avoir beaucoup connu Dumas le père ; elle cause fort agréablement et effleure la littérature d’une main légère.

La Femme-Culotte, le jour où j’eus l’honneur de lui être présenté, avait deux amies à déjeuner : j’arrivai à la fin du repas ; on venait de prendre le café et ces dames fumaient des cigarettes, en se versant de temps en temps un petit verre de cognac. La Femme-Culotte était renversée sur sa chaise, les jambes croisées, et faisait de jolis ronds en lançant en l’air la fumée de sa cigarette. Précisément, ces trois convives discutaient avec passion. Émile Zola était sur la sellette. La Femme-Culotte était d’avis que l’Assommoir, qui prétend être le roman du peuple, n’est qu’une peinture de l’une des faces de la misère parisienne, et qu’au cas où Zola se fût adressé à elle, la Femme-Culotte, il en eût appris bien d’autres sur la dépravation populaire. L’une des amies de madame Foucault partit de là pour nous raconter que, depuis deux jours quelle se trouvait en visite chez la Femme-Culotte, elle avait vu des choses horribles ; que les locataires de la Cité n’avaient aucune espèce de mœurs ; que les parents et les enfants, les hommes et les femmes, couchent dans une même pièce, et que, dans cette agglomération de pauvres gens, il n’y avait pour le vice ni âge, ni sexe. Cette conversation fut de temps en temps interrompue par la venue d’un pauvre diable qui se présentait au guichet pour apporter à la Femme-Culotte un à-compte sur le loyer, variant de cinq à dix sous ; la propriétaire fourra toute cette monnaie dans les poches de son pantalon.

Je ne pense pas que dans un coin de Paris la misère soit plus exploitée que dans ces cités de pauvres gens. Jugez donc. Quatre cents locataires payent en moyenne quarante sous de loyer par semaine, ce qui donne un total de quarante mille francs par an pour une baraque qui, terrain compris, ne doit pas avoir coûté plus de trente mille francs à établir. Il n’est donc pas surprenant que la Femme-Culotte soit fort riche. Cependant il faut compter qu’un bon tiers des loyers ne rentre pas ; on paye d’avance la première semaine ; la seconde, on donne un à-compte ; la troisième, on promet pour la semaine suivante. Quand la Femme-Culotte se fâche, la bataille éclate ; elle nous a montré sur sa tête grise de nombreuses cicatrices, souvenirs des combats passés. Toutefois, pour ne pas m’écarter de la vérité, je dois rendre cette justice à la Femme-Culotte : qu’elle administre son immeuble avec quelque humanité et même avec une certaine coquetterie. Le jour où j’eus l’honneur de causer avec elle, on était en train de rebâtir toute une aile de sa cité, et ce coin pimpant et frais se détachait entre les Vieilles mesures comme un palais somptueux ; les locataires appellent ce coin le « Palais-Royal ».

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Conduits par la Femme-Culotte en personne, que ses locataires saluaient comme une souveraine, nous fîmes le tour de la Cité ; partout le même spectacle de la plus navrante misère ; des familles entières entassées dans des réduits où un seul individu aurait à peine de la place ; dans un de ces bouges une femme accouchée récemment gisait sur un matelas, tandis que la fille aînée, âgée de douze ans et vêtue d’horribles loques, faisait la cuisine sur un petit fourneau, et que l’odeur du charbon se mêlait aux émanations pestilentielles des ordures que le mari avait apportées au logis et qu’il triait avec soin avant de les porter au marchand ; des garçons en bas âge et qui avaient chiffonné dans les rues de Paris, succombent sous la fatigue, dormaient sur la terre au pied du matelas, à côté de l’accouchée et du nouveau-né. La misère se transmet dans ces familles de pauvres gens avec la profession. Quelques-uns sont de braves pères de famille qui, depuis vingt ans, habitent la cité, travaillent comme des chiens, payent régulièrement leur loyer et n’ont jamais pu amasser dix sous pour le lendemain ; d’autres, des vauriens, dépensent aussitôt au cabaret le salaire de la journée et se nourrissent d’un morceau de pain, peu leur importe, pourvu qu’ils aient de quoi boire le plus d’eau-de-vie possible.

Les enfants qui naissent dans ces cités sont élevés au milieu du spectacle le plus dégradant qu’il soit possible à l’homme de contempler ; bientôt pour la petite fille, couchant dans la même pièce que le mari et la femme ou l’amant et la maîtresse, il n’y a plus de secret ; la pudeur est pour ces malheureuses un mot qu’elles ignorent et une sensation qu’elles n’éprouvent jamais. De temps en temps, cette population de misérables s’accroît d’un mauvais ouvrier qui, chassé de l’atelier, puis de son garni, vient s’installer dans la cité et y reste. La vie du chiffonnier lui convient bien mieux que le travail dans l’atelier. Ici, il est son maître ; il n’a pas de patron ; il part pour l’ouvrage quand cela lui plaît et il revient quand il en a envie il ne doit compte à personne de l’emploi de son temps ; nul n’a le droit de lui imposer les heures de travail c’est la liberté dans la misère. La mort a fauché la Femme-Culotte en 1882, mais son établissement fonctionne toujours avec succès.

Mais, si misérable que soit la population de la cité Culotte, on peut descendre plus bas encore dans la misère parisienne ; un peu plus haut que le passage Trouillet, se trouve, de l’autre côté de la route de la Révolte, une agglomération de malheureux enfouis dans des cabanes épouvantables. C’est le Petit-Mazas. Là, dans un terrain vague, où les eaux sales ne s’écoulent jamais, où la pluie pénètre aisément dans les cellules, et en fait des réduits humides, où règne une odeur nauséabonde venant des eaux stagnantes et des tas d’ordures jamais enlevés par la voirie, là grouille une population dont la vue soulève le cœur, en même temps qu’elle éveille la pitié. Les cabanes sont construites avec un peu de boue, pas plus ; pour se faire illusion sur leur misère, ces malheureux embellissent leurs niches avec tout ce qu’ils trouvent sur la voie publique : un morceau de buste en plâtre, une vieille gravure déchirée, une cage à serin à moitié démolie, une fleur artificielle ramassée dans la boue, tous les débris que l’opulence parisienne jette dédaigneusement sur la voie publique et avec lesquels les déshérités se fabriquent un certain luxe qui serre le cœur. Le Petit-Mazas est le dernier mot de la misère à Paris. On y voit passer des vieillards au dos courbé, dont la vie s’est écoulée dans cette fange, enfouis sous les ordures, couverts de vermine ; on voit dans ces cabanes des petits êtres qui y naissent et qui y mourront sans avoir entrevu un seul instant ce qui fait la joie de la vie. Et alors on ne s’étonne plus que, dans une grande ville comme celle-ci, bien des révoltes indomptées agitent les hommes et qu’il existe réellement une question sociale, difficile à résoudre, je le veux bien, mais qui, tôt ou tard, se dénouera parla violence si le dix-neuvième siècle ne l’éteint pas par le progrès et la bienfaisance.

Albert Wolff – Mémoires d’un Parisien – L’écume de Paris – 1885

Comment Sophie Foucault se fit passer pour un homme – Partie 1 – Partie 2

La cité Foucault – Le journal de Tanis par Stanislas Guillot, ouvrier du Carbone Lorraine (Journal écrit à Clichy de 1921 à 1939)

Au pays du chiffon – Sophie Foucault, La mère des chiffoniers – 1892

Pour plus d'informations : Trouver une garde d'enfants sérieuse à Paris

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