Charles Lefeuve : Paris rue par rue, maison par maison – 1875

Publié le : 20 juillet 201715 mins de lecture

Un homme vient de mourir à Nice, un homme de lettres, Charles Lefeuve, qui s’était attelé seul à un labeur surhumain. Il avait entrepris d’écrire une à une, non seulement l’histoire de toutes les rues de Paris, mais encore l’histoire de toutes les maisons. Vous figurez-vous une tâche semblable ? Piganiol de la Force, Sauval, Saint-Foix, Dulaure, Mercier n’auraient pas oser la rêver. Et lui, l’humble Charles Lefeuve, isolé, sans prestige, sans antécédents littéraires, sans subvention de l’État, sans libraire autorisé, réduit à ses modiques ressources, l’a conçue, l’a commencée, l’a continuée, l’a menée à bonne fin. Cela lui a prix dix-sept années de sa vie.

Il a d’abord lancé sa publication par fascicules, sans ordre d’arrondissement ni de quartier, allant d’une rue à l’autre, au hasard de la plume, – quitte son œuvre terminée, à régulariser le tout par une table des matières. Cela s’est d’abord appelé les Anciennes maisons de Paris sous Napoléon III ; c’était imprimé à Bruxelles, sur papier à chandelles, à la diable, en caractères serrés. Cela se vendit peu et mal, n’attirant l’attention que de quelques bibliophiles comme moi, gent trop peu nombreuse pour faire aboutir une opération de cette importance. C’était consciencieux, mais bizarre, confus, avec un accent personnel et familier, trop familier peut-être. Lefeuve met là-dedans ses réflexions, sa gaieté pimentée de licence ; il s’appesantit sur les maisons de joie autant que sur les grands hôtels historiques, et traite la rue du Pélican à l’égal de la rue Saint-Dominique-Saint-Germain.

Je ne lui en fais pas de reproches. Charles Lefeuve est un Parisien de vieille souche et de bonne humeur. A l’époque où sa publication se poursuivait cahin-caha, à travers mains obstacles, maints retards, maints changements d’éditeurs, je rencontrais souvent Edouard Fournier, le fureteur par excellence, qui me disait : « Quel fouillis ! Quelles erreurs ! Mais que de perles dans ce fouillis ! Combien de trouvailles inattendues et inespérées ! Qui mettra de l’ordre dans ce désordre ? »

Lefeuve allait toujours. Je faux quand je dis qu’il était seul pour cette besogne ingrate ; il avait avec lui un secrétaire qu’il appelait M. Rousseau et dont il parle fréquemment sur un ton plaisant. Il abandonnait à M. Rousseau les rues insignifiantes, les maisons sans caractère.

Voici par exemple, la façon dont Lefeuve rend compte d’une expédition de M. Rousseau dans la rue Boutebrie, qui est presque en face du théâtre Cluny.

« M. Rousseau y fut surpris par la pluie au fort de ses recherches ; il tâchait de faire diversion à sa mauvaise humeur en guettant au passage maints bas blancs qui se décolletaient pour préserver maintes jupes de mouches de crotte. » M. Rousseau entre au n°7, on lui indique, au troisième étage, l’appartement qu’habite un vieillard chargé de représenter le propriétaire ; ce pauvre homme ne sait que répondre sur la date et l’origine de la maison. Alors M. Rousseau se contente de copier les inscriptions suivantes sur une muraille sans papier.

« Simon Claude et Marie Mahu, enlumineurs, 1572. – Sylvain aime Cloriette à toujours. – Pamiendo, né à Lisbonne le 26 mai 1690. – Loyson, commis aux aides. – Naissance de Régulus Thomas, le 2 prairial an III, et de Phocion Décius Thomas, le 14 frimaire an V ; signé : le citoyen Thomas, employé chez le citoyen Saugrain, aux réverbères. – Mort à Bailly ! – Vive Robespierre ! – Gagné un terne le 10 janvier 1821. – Jean Pruneau, 2e de médecine. – Adèle Grujot. – Clara Fontaine. – Boquillon et Souton, élèves en pharmacie. – Jules Clopin, homme de lettres. – Indiana Soufflard, coloriste, etc., etc.

Lorsque M. Rousseau a fini de prendre ses notes, il dit gravement au vieillard, resté les yeux écarquillés :

« Monsieur, votre maison, qu’on a replâtrée il y a un ou deux siècles, est du temps de Charles IX. »

Et il sort pour se rendre dans la maison voisine.

Les Anciennes Maisons s’appellent aujourd’hui du titre définitif : Histoire de Paris rue par rue, maison par maison. L’ouvrage forme cinq volumes in-18, avec une table par ordre alphabétique. On connaît encore de Charles Lefeuve une Histoire du lycée Bonaparte et un roman sur Interlaken, la jolie ville suisse.

Lefeuve est mort à la villa Fanny, dans le quartier Carabacel. Il avait soixante-quatre ans.

Charles Monselet (1825-1888) – De A à Z : portraits contemporains, G. Charpentier, 1888, 337 p., p. 182

Et voilà ce qu’en dit Lefeuve dans son Histoire de Paris rue par rue, maison par maison :

Rue Boutebrie [1]

Que de rois et reines, déchus, captifs, exilés ou décapités, ont eu l’honneur de laisser derrière eux, glorieuse exception à coup sûr, des courtisans de leur malheur ! La flatterie, en général, ne survit pas à la fortune des grands ; toute fidélité posthume prend, en revanche, la proportion d’un culte. Les rues-martyres, quand bien même un palais, en les prenant pour avenue, eût rendu leur chaussée auguste, n’ont vraiment pas à espérer cette suprême consolation des rois. La même décollation met un terme à leur vie et à leur majesté. Une rue royale peut devenir un marché sans que personne se récrie ; une fois qu’elle a disparu, l’un regrette encore sa vieille maison qui n’est plus, l’autre en secret pleure sa défunte chambre, un troisième se rappelle avec attendrissement le bail de sa boutique humide ; mais de la voie publique, quand bien même le char triomphal de César l’eût inaugurée, plus un mot. Dire que les grands se plaignent si fort d’être oubliés après leur vie ! Si les rues supprimées parlaient, elles auraient bien, je crois, d’autres griefs contre les nouveaux boulevards, où leur ancienne place n’est pas même indiquée par un ormeau ou par une borne.

La rue Boutebrie, quant à elle, n’était pas condamnée à mort ; seulement on a fait choir sa couronne dans le macadam, en plein boulevard Saint-Germain. Le chef branlant de ladite rue, née dès le XIIIème siècle, portait tout dernièrement encore, comme un diadème, la maison de la reine Blanche. C’était l’ancien hôtel d’Henri de Marie ; une reine l’avait habité, peut-être même la mère de saint Louis. Tant de pignons et de tourelles, il est vrai, ont passé pour ancien séjour de la reine Blanche qu’on a été heureux de découvrir la probabilité de quelque équivoque historique. Toutes les reines, une fois veuves, étaient ainsi nommées dans le principe, parce qu’elles portaient le deuil en blanc. Anne de Bretagne fut la première à le porter en noir, quand elle perdit Charles VIII.

En face de l’ancien séjour de la Reine se trouvait naguère une caserne ; on avait du moins affecté à cet usage, en l’an XIII de la République, les bâtiments du ci-devant collège de Maitre-Gervais. Ce nid, où des boursiers étaient cléricalement couvés pour éclore prêtres et pédagogues, avait été formé en 1370 de cinq brins de maisons, dont trois rue Boutebrie et les deux autres rue du Foin-Saint-Jacques, où donnait la maîtresse porte de l’institution. La fondation de ce collège sans exercice était due à Gervais Chrétien, chanoine de Paris, et ladite pédagogie, quelle que fût sa modestie, jouissait de droits seigneuriaux : une maison de la rue Mondétour, entre les rues de la Chanvrerie et du Cygne, était dans la censive du collège de Maître-Gervais, laquelle y faisait face à celle du franc-fief de Joigny.

Cet établissement n’avait pas lieu de se croire aussi vieux que la rue, qui était partiellement construite dès l’année 1250 et qui ne se raccourcit, en somme, que bien longtemps après sa première dénomination. Boutebrie est une contraction d’Erembourg-de-Brie. Au XVIème siècle on a essayé de dire : rue des Enlumineurs. Cette qualification n’a sans doute eu que la durée d’un bail, passé à ce corps de métier, pour son bureau, ou a des maîtres en vue. Bien des industries, il est vrai, se disputaient alors ce quartier, d’autant plus vivant qu’il s’y trouvait la grande Poste.

Le collège Louis-le-Grand était propriétaire, dans lu rue Boutebrie, de quatre maisons se faisant suite : la maison du sieur Denoux y attenait, sous la Régence, au Nord, et la rue du Foin au midi. De l’autre côté, le même collège en avait une, plus méridionale que celles de M. de Silvy et de M. Lizardu-Cormier, qui la suivaient. L’huile de la Ville alimentait alors 4 lanternes dans cette rue, sur laquelle 19 toits épanchaient l’eau du ciel.

M. Rousseau, que la pluie y surprit au fort des recherches à faire de porte en porte qui sont souvent sa part de collaboration à notre livre, ne se plaignait pas ce jour-là des plombs modernes : ils remplacent bourgeoisement, pour les maisons particulières, les gargouilles élevées qui lancent encore, du haut des palais, des trombes d’eau crevant les parapluies. Mais il est rare que la pluie tombe en ligne perpendiculaire, ce qui donne un grand avantage, pour les piétons, aux rues étroites sur les larges boulevards.

Une averse, quand le vent se met de la partie, ménage, soit à gauche, soit à droite, la moitié de la rue Boutebrie. Pour n’en pas recevoir une goutte, le prudent M. Rousseau non-seulement choisit son côté, mais encore y reste sous une porte où un 7, nombre de la pléiade, n’est visible que du côté où il pleut le plus fort. L’abrité en reçoit pourtant comme une éclaboussure en plein visage ; il y porte la main, qui en est aussi arrosée : un mince filet d’eau, mais à jet continu, le poursuit horizontalement dans ses retranchements. Comment ne pas croire qu’un gamin, adroitement caché, braque d’en face un petit modèle de l’arme des apothicaires ? Mais, en proférant de vaines menaces, l’innocente victime s’aperçoit qu’un tuyau engorgé, où l’eau se fait jour, est l’unique mystificateur. Pour passer sa mauvaise humeur et se sécher, M. Rousseau de rentrer dans le rôle d’éclaireur historiographique, auquel il a fait diversion par envie de guetter au passage maints bas blancs qui se décollettent, pour préserver maintes jupes de mouches de crotte ne demandant elles-mêmes qu’à monter. On lui indique la chambre qu’habite au troisième étage un vieillard, ayant accoutumé de représenter en tout un propriétaire invisible. Les diverses questions d’usage sur l’âge et l’origine de la propriété sont adressées poliment à cet homme, dont le visage exprime la méfiance, et l’intérieur une vraie médiocrité, que ne dore pas la moindre poésie ; mais, avant d’y répondre, celui-ci veut savoir dans quel intérêt on les pose. Force est donc à notre envoyé de refaire, pour la millième fois, le prospectus de la publication ; cependant, au lieu d’étudier, sur la rustique figure de l’interlocuteur, l’effet que produit son discours, il copie sans en avoir l’air, sur son carnet, des noms, dates et inscriptions, que la décrépitude du badigeon rend déchiffrables, sur un mur sans papier :

Simon, Claude et Marie Mahu, enlumineurs, 1572. — Germain, illuminéSylvain aime Gloriette à toujours. — Pamiendo, né à Lisbonne le 20 mai 1690. — Oratio, jejunium, senectus, ces triplex. — Loyson, commisaux aides. — Naissance de Régulas Thomas le 2 prairial au III et de Phocion-Decius Thomas le 14 frimaire an V : signé le citoyen Thomas, employé chez le citoyen Saugrain aux réverbères. — Mort à Bailly ! vive Robespierre ! vive Cavaignac ! — Gagné un terne le 10 janvier 1821. — Jean Pruneau 2ème de médecine.— Atala. — Adèle Crujot. — Clara Fontaine. — Vive la Charte ! — Boquillon et Soutou, élèves en pharmacie. — Jules Clopin, homme de lettres. – Indiana Soufflard coloriste. — A bas Cavaignac ! vive Barbès !

— Monsieur, finit par dire le vieillard au propagateur mal compris, je ne lis pas dans ces livres-là ; si mon fils n’était pas huissier à Beaugency, il donnerait son avis là-dessus ; mais moi !… J’étais encore fruitier rue de Rohan, il y a cinq ans ; par malheur mon bail allait finir, je n’ai presque pas eu d’indemnité.

— Alors, lui dit M. Rousseau, il était superflu, mon brave, de me faire d’autres objections. Heureusement la muraille parlait, j’ai écouté. Votre maison, qu’on a replâtrée il y a un ou deux siècles, est du temps de Charles IX.

— Diable soit des démolisseurs ! reprend le vieillard, qui croit enfin deviner de quoi il retourne.

— Bonhomme, rassurez-vous. Au lieu d’abattre, je compte ce qu’on nous a encore fait la grâce d’épargner.

— Oh ! que nenni, continue l’autre. Sans les démolitions, Monsieur, savez-vous que j’aurais mené une vie très-heureuse ? J’ai eu deux avantages qui manquent à bien d’autres, une femme très-sage et un fils homme d’esprit.

— L’un de vos deux bonheurs, Monsieur, semble en effet très-peu compatible avec l’autre. Mais la pluie a cessé ; mes renseignements sont pris : je vous offre mes salutations.

Notes

[1] Notice écrite en 1858. La rue Boutebrie venait de perdre un quadrille d’immeubles aux angles de la lue du Foin, que remplace pour elle un tronçon du boulevard Saint-Germain. Les maisons qui survivent du côté des numéros pairs sont plus que séculaires. Mais l’élargissement de la rue fait des impairs les étiquettes d’un étalage neuf, principalement composé des façades d’une maison de secours et d’une école de filles au service du Vème arrondissement.

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