Miettes de folk-lore parisien – Les chiffonniers – 1893

Le chiffonnier, le vrai chiffonnier, le chiffonnier classique, portant hotte sur le dos, lanterne d’une main, crochet dans l’autre, est en train de disparaître de la capitale ; peut-être même n’existe-t-il plus, la boite Poubelle [1] ayant porté un coup fatal à ce professionnel nocturne.

J’ai eu l’idée de questionner un vieux chiffonnier qui a pu compléter les expressions pittoresques que j’avais déjà recueillies et qui sont employées dans le métier.

À Paris, le chiffonnier est désigné communément par le sobriquet de Chevalier du crochet ; on l’appelle aussi Cupidon et sa hotte est surnommée son carquois ; dans ce dernier cas le crochet devient la flèche de l’Amour.

Le biffin ou bifin (goulu) est le surnom donné par l’ancien chiffonnier, le chiffonnier pur-sang, au nouveau venu ; c’est, en quelque sorte un terme de mépris.

L’Ogre est le nom donné par les chiffonniers à celui qui achète le produit de leurs recherches pour les revendre en gros. Il fut un temps où ce nom était synonyme de receleur. « Dans ce but, dit Caslillon, l’ogre possédait à côté de son établissement d’achat de chiffons, un débit de liqueurs qu’il faisait tenir par un affidé ou un compère. Il y recevait clandestinement des malfaiteurs qui apportaient là le produit de leurs rapines. »

Le moulin est le magasin de l’ogre (accapareur ou receleur).

L’argotier appelle chiffonnier, un voleur de mouchoirs.

La chiffe  : Commerce des chiffonniers.

La chiffarde  : Assignation : Etym. de vieille chiffe, vieux chiffon.

Le chiffonnier était appelé jadis chifferton et le mouchoir chiffon, la langue chiffon rouge, le foulard chifformion.

La hotte du chiffonnier mâle est aussi appelée cabriolet.

La hotte de la chiffonnière s’appelle cachemire d’osier, et par abréviation cachemire (châle).

Le chiffonnier est souvent aussi appelé Philosophe.

Le Contrebandier n’est pas, à proprement parler, un chiffonnier bien qu’il soit aussi un chevalier du crochet  ; sa spécialité consiste à ramasser les bouts de cigares et de cigarettes. Coiffé d’un vieux feutre et habillé d’un pardessus râpé muni d’une grande poche, le Contrebandier rôde autour des cafés et pique avec dextérité le déchet de tabac jeté sous les tables, au moyen d’un petit ardillon planté au bout d’une canne. Oui, d’une canne, car le ramasseur de bouts de cigares, souvent un chiffonnier qui occupe ses loisirs avant et après dîner, tâche de ressembler à un monsieur afin de n’être pas remarqué par les garçons de café qui le chassent et les gardiens de la paix qui l’empêchent d’exercer une industrie sale et prohibée.

Quand un chiffonnier ne trouve pas son crochet, il demande où est le numéro 7.

L’objet piqué par le crochet devient un pendu que l’on injurie quand il résiste aux secousses imprimées pour l’obliger à se décrocher tout seul.

Actuellement, comme les boites à ordures ne sont déposées dans la rue que très peu de temps avant le passage des tombereaux, les chiffonniers se groupent en familles, se partagent les rues et les maisons ; pendant une heure ils déploient la plus grande activité, fouillent à pleines mains dans les Poubelles et emplissent des sacs par catégories de détritus. Sacs et paniers sont ensuite empilés sur des voitures à bras (surnommées roulantes bien entendu) et c’est un curieux spectacle que celui présenté par ces véhicules en grand nombre, tirés et poussés par les associés jeunes et vieux, hommes et femmes allant au moulin. Et celles-ci ne sont pas les moins vaillantes à tirer sur la bricole.

Par suite du nouvel état de choses, le chiffonnier qui travaille seul, à la hotte, est devenu le biffin ; c’est l’ennemi. Les associés qui ont pris possession de leurs boîtes habituelles en les recouvrant avec des vieux sacs, guettent le biffin du coin de l’œil ; mais celui-ci, né malin, trouve le moyen de leur chiper des os et de remplir son cabriolet.

Mais le chiffonnier a deux ennemis bien plus redoutables : le concierge qui s’approprie les os et les chiffons et l’entrepreneur de l’enlèvement des ordures. Ce dernier est devenu l’Ogre qui parviendra peut-être à le faire disparaître tout-à-fait.

Pauvre Cupidon !

A. Certeux – Revue des traditions populaires – 1893