Un nouveau Privat d’Anglemont – 1909

Publié le : 18 septembre 20198 mins de lecture

J’ai rencontré M. Durieu comme il allait prendre le tramway pour rentrer à Clamart, où il habite. Tous les jours, à sept heures, M. Durieu monte dans le tramway de Clamart. Tous les jours, sauf le dimanche. Si j’ajoute qu’il est correctement vêtu de noir, qu’il porte sous le bras une serviette de cuir, qu’enfin il a le teint clair et les yeux calmes de celui que ne torturent point des soucis d’avenir, vous devinerez aisément que M. Durieu est fonctionnaire. Il est en effet estimé, au ministère des finances, pour son assiduité, sa conscience, et aussi, sans doute, pour sa belle écriture.

Mais ce fonctionnaire-là n’emploie point ses loisirs dominicaux à pêcher à la ligne, ou à canoter, ou à mettre en ordre une collection de timbres, ou encore à aller au théâtre. Le croirait-on ? il s’en va par les rues de Paris, suivant les marchands de mouron, les ramasseurs de bouts de cigare, les chiffonniers, tous ces petits industriels bizarres qui cherchent leur vie au ras du pavé. Il les observe, les interroge, pénètre avec eux dans leurs taudis, s’assied à leur table sordide, les accompagne au cabaret, et avec leurs confidences construit de curieuses et solides monographies. Voilà quinze jours, il est monté en chaire, au Collège libre des sciences sociales, et a commencé à exposer le résultat de ses enquêtes. Il a dévoilé la mystérieuse existence du « mouronnier » et du « mégotier ». Le lendemain son nom était connu. Les journaux parlèrent de ses conférences, et ici même les propos du mouronnier eurent leur écho. Or, puisque voilà ressuscité Privat d’Anglemont, qui étudia le peintre de pattes de dindon, la loueuse de sangsues, le fabricant de crêtes de coq ou d’os de jambonneau, j’éprouvais un violent désir de faire connaissance avec cet homme célèbre. Et maintenant que j’y ai réussi, j’imagine qu’à se voir en sa seconde incarnation le mulâtre bohème et noctambule qui écrivit le Paris inconnu éprouverait quelque étonnement.

— Je suis l’élève d’Edmond Demolins, m’a dit M. Durieu. Comme lui, je suis dévoué corps et âme à la science sociale. J’ai entrepris d’étudier les types sociaux de l’Ile-de-France. La première classe est celle des travailleurs manuels, qui se répartissent en quatre groupes, suivant les métiers qu’ils exercent métiers de simple récolte, d’extraction, de fabrication et de transport. Vous entendez aisément ce qu’est un travailleur de simple récolte. Le pêcheur, le chasseur, le pasteur, l’agriculteur ont droit à cette qualification. Or j’ai dû reconnaître contrairement à l’opinion de certains qu’il existait des types urbains du travailleur de simple récolte. Tels sont le marchand de mouron et le ramasseur de bouts de cigarette. Je devais les étudier, comme j’étudierai plus tard le cultivateur.

— Mais moins aisément ?

— Hélas ! soupira M. Durieu, qui dira les méfiances du mouronnier ? Il m’a fallu quatre mois de patience, et je le dis sans modestie, d’habileté et de ruse, pour obtenir d’accompagner un mouronnier dans sa cueillette. J’étais arrivé à faire la connaissance de son neveu, et je l’avais mis dans mon jeu. Mais en vain essayait-il de me concilier la bienveillance avunculaire. « Dis tout ce que tu voudras, répondait l’intraitable, tu ne m’enlèveras pas de l’idée que cet homme-là est de la police » Le mégotier, à la bonne heure ! Parlez-moi du mégotier ! On l’aborde, on l’emmène chez le marchand de vin, et il vous fournit aussitôt tous les renseignements que vous lui demandez. Mais le mouronnier ! il est insensible même à l’appareil photographique. »

Je demande, intrigué :

— L’appareil photographique ?

— Oui, répond M. Durieu. L’appareil photographique est mon grand moyen de séduction. On s’introduit aisément chez les travailleurs quand on a pour prétexte de leur apporter leur photographie. Si j’ai pu me faire accueillir des chiffonniers, j’en dois des remerciements aux mânes de Daguerre. Les chiffonniers conversent avec vous sans trop se faire prier. Mais ils n’aiment point que vous connaissiez leur intérieur. Ils ne souffrent pas de leur malpropreté, mais évitent de la donner en spectacle. Jamais je n’ai pu assister à leur repas. En vain me présentais-je inopinément à l’heure où je pensais les trouver à table. Dès mon entrée — je ne dirai pas les plats, puisqu’il n’y a pas de plats, — les… dirai-je les mets ? disparaissaient aussitôt.

— Je ne vous envie point, ai-je dit à M. Durieu, et ne craignez pas que j’aille contrôler moi-même si votre enquête sur les chiffonniers est véridique dans tous ses détails. N’éprouvez-vous jamais quelque dégoût ?

— J’en ai vu d’autres, répondit ce fonctionnaire d’apparence paisible. Notre maître Le Play recommandait à ses disciples d’aller à pied, par les rues et les grands chemins, pour recueillir les éléments de la science sociale. Moi, je vais à bicyclette. Je suis allé en Espagne à bicyclette, j’ai dormi au revers des fossés bourbeux, j’ai couché sur des grabats espagnols qui me faisaient regretter mes fossés. Mais on est payé de ses peines lorsqu’on rapporte une belle moisson de faits. Vous ne sauriez croire combien le chiffonnier est intéressant. Il vient de résoudre la question sociale.

Je fais :

— Oh ! Oh ! Oh !

Simplement.

— Parfaitement ! reprend avec feu M. Durieu. Depuis des siècles le chiffonnier vivait sous le régime collectiviste. Les ordures appartenaient à tous. C’était l’égalité dans la misère. Maintenant les chiffonniers ont établi le régime de la propriété individuelle. Chacun d’eux a sa « place », ses boites où seul il a le droit de fouiller. Ce droit, il peut le vendre, ou le donner, ou bien le léguer à sa famille. Leurs qualités de prévoyance se sont ainsi développées. Il y a des chiffonniers économes qui gagnent six mille francs par an. Sans violence, sans abus de la force, ils ont créé la propriété individuelle, et tous, sauf les paresseux, y trouvent profit.

— Etant donné, dis-je encore à M. Durieu, que vous ne disposez, pour vos enquêtes, que d’un jour par semaine, vous avez dû mettre de longues années à les mener à bout.

Il sourit :

— Vous ne connaissez pas, dit-il, la Nomenclature.

Et je le priai de me dire incontinent quelle était cette Nomenclature.

— Elle a été imaginée, dt-il, par un génie, Henry de Tourville. Ce maître admirable sut répartir tous les phénomènes sociaux en vingt-cinq classes, dont les vingt-cinq noms, rangés en ordre invariable, constituent la Nomenclature. Ne puis-je entretenir un « sujet » que pendant dix minutes, j’aurai le temps de lui poser les vingt-cinq questions fondamentales. Et les réponses formeront une monographie résumée, générale, mais complète. Ai-je dix heures j’entre dans les questions accessoires aux questions fondamentales. C’est admirable. Et comment Henry de Tourville n’est-il pas universellement connu ?

M. Durieu a trente-huit ans. C’est un homme de petite taille. Quelques fils d’argent se mêlent à la trame rude et noire de sa barbe. Il a un front de vieillard et un sourire d’enfant.

Louis Latzarus – Le Figaro du 28 février 1909

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