Les cours des Miracles de Paris

Publié le : 15 décembre 202018 mins de lecture

« On nommait ainsi les repaires des mendiants et des filous, parce qu’en y entrant ils déposaient le costume de leur rôle. Les aveugles voyaient clair, les boiteux étaient redressés, les estropiés recouvraient l’usage de tous leurs membres, etc. ; chacun revenait dans son état naturel. Ces cours des Miracles étaient nombreuses à Paris. Voici celles qu’indique Sauval :

La cour du roi François, située rue Saint-Denis, n. 328 ;

La cour Sainte-Catherine, rue Saint-Denis, n. 313 ;

La cour Brisset, rue de la Mortellerie, entre les rues Pernelle et de Longpont ;

La cour Gentien, rue des Coquilles ;

La cour de la Jussienne, rue de la Jussienne ; n° 23.

Cour et passage du marché Saint-Honoré, entre les rues Saint-Nicaise, Saint-Honoré et de l’Échelle. D’autres cours ont conservé longtemps ou conservent encore leur nom caractéristique ; telles sont :

La cour des Miracles, rue du Bac, n. 63 ;

Cour des Miracles, rue de Reuilly, n. 81, quartier des Quinze-vingts ;

Passage et cour des Miracles, de la rue des Tournelles, n. 26, et du cul-de-sac de Jean-Beausire, n. 21, quartier du Marais.

Il s’en trouvait aussi au faubourg Saint-Marcel et à la butte Saint-Roch.

La plus fameuse de ces cours, et qui porte encore le nom des Miracles, a son entrée dans la rue Neuve-Saint-Sauveur, et est située entre le cul-de-sac de l’Étoile et les rues de Damiette et des Forges. Voici la description qu’en donne Sauval, qui a visité les lieux :

« Elle consiste en une place d’une grandeur très-considérable, et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n’est point pavé. Autrefois il confinoit aux dernières extrémités de Paris. A présent (sous le règne de Louis XIV), il est situé dans l’un des quartiers des plus mal bâtis, des plus sales et des plus reculés de la ville, entre la rue Montorgueil, le couvent des Filles-Dieu et la rue Neuve-Saint-Sauveur, comme dans un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines, puantes, détournées ; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente, tortue, raboteuse, inégale. J’y ai vu une maison de boue, à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n’a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages chargés d’une infinité de petits enfants légitimes, naturels ou dérobés. On m’a assuré que, dans ce petit logis et dans les autres, habitoient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit cette cour, elle l’étoit autrefois beaucoup davantage. De toutes parts, elle étoit environnée de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, et tous pleins de mauvais pauvres. »

 

Sauval parle ensuite des mœurs de ceux qui habitaient cette cour. Après avoir dit que les commissaires de police, ni les huissiers ne pouvaient y pénétrer sans y recevoir des injures et des coups, il ajoute : « On s’y nourrissoit de brigandages, on s’y engraissoit dans l’oisiveté, dans la gourmandise et dans toutes sortes de vices et de crimes : là, sans aucun soin de l’avenir, chacun jouissoit à son aise du présent, et mangeoit le soir avec plaisir ce qu’avec bien de la peine et souvent avec bien des coups il avoit gagné tout le jour ; car on y appeloit gagner ce qu’ailleurs on appelle dérober : et c’étoit une des lois fondamentales de la cour des Miracles de ne rien garder pour le lendemain. Chacun y vivoit dans une grande licence ; personne n’y avoit ni foi ni loi ; on n’y connoissoit ni baptême, ni mariage, ni sacrement. Il est vrai qu’en apparence ils sembloient reconnoître un Dieu ; et pour cet effet, au bout de leur cour, ils avoient dressé, dans une grande niche, une image de Dieu le père qu’ils avoient volée dans quelque église, et où tous les jours ils venoient adresser quelques prières…. Des filles et des femmes, les moins laides, se prostituoient pour deux liards, les autres pour un double (deux deniers), la plupart pour rien. Plusieurs donnoient de l’argent à ceux qui avoient fait des enfants à leurs compagnes, afin d’en avoir comme elles, d’exciter la compassion et d’arracher des aumônes » (Histoire et Antiquités de Paris, tom. I, pag. 510 et suiv.).

Ces sociétés de voleurs-mendiants paraissent anciennes. Sous les règnes de François Ier et de Henri II, temps auquel Jacques Tahureau, gentilhomme du Mans, écrivait ses Dialogues, cette association de gueux ou mendiants, qu’il nomme belistres, existait à Paris. Le chef ou le roi de cette société s’appelait Ragot. Son éloquence naturelle lui attirait de nombreuses aumônes. Il fit une brillante fortune, et maria ses enfants avec des personnes distinguées par leur rang [1].

Toute société a ses lois ; celle des gueux de Paris eut les siennes. Les associés étaient tenus de parler un langage appelé argot, encore aujourd’hui en usage à Bicêtre. Le chef suprême portait, comme le chef des Bohémiens, le titre de Coësre. Les grades inférieurs du royaume argotique étaient ceux des cagoux et archi-suppôts de l’argot, des orphelins, des marcandiers, des rifodés, des malingreux et capons, des piètres, des polissons, des francs-mitoux, des callots, des sabouleux, des hubains, des coquillards et des courtaux de boutange.

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Les cagoux ou archi-suppôts, principaux officiers, représentaient des gouverneurs de provinces ; ils enseignaient aux nouveaux admis la fabrication d’un onguent propre à se procurer des plaies factices ; ils enseignaient la langue de l’argot, mille tours de souplesse, l’art de voler, de couper les bourses avec adresse et d’en imposer au peuple. Il parait que certains moines, voulant mettre en crédit leurs reliques, se servaient d’eux pour opérer de prétendus miracles. « Je puis assurer, dit Sauval, que ces mauvais pauvres contribuent à l’entretien de plusieurs religieux. » (Histoire et Antiquités de Paris, tom. I, pag. 515.) Ces principaux grades se composaient ordinairement d’écoliers et de prêtres débauchés, qui, en considération de leurs peines, étaient les seuls exempts de toutes contributions envers le chef, le grand Coësre [2] .

Ils gueusaient dans les départements que le coësre leur avait assignés, contrefaisaient les gens de qualité ruinés ou dévalisés et les soldats estropiés. On les nommait aussi narquois ou gens de la petite flambe ou de la courte épée, à cause des ciseaux qu’ils portaient pour couper les bourses (On avait encore, sous Louis XIV, la sotte vanité de porter sa bourse pendue à sa ceinture).

On nommait orphelins de jeunes garçons qui, par troupe de trois ou quatre, parcouraient les rues de Paris, tremblotants et presque nus.

Les marcandiers étaient, dit Sauval, « ces grands pendards qui alloient d’ordinaire par les rues, de deux à deux, vêtus d’un bon pourpoint et de méchantes chausses, criant qu’ils étoient de bons marchands ruinés par les guerres, par le feu ou semblables accidents. »

Les rifodés, accompagnés de leurs prétendues femmes et enfants, mendiaient à Paris en tenant à la main un certificat qui attestait que le feu du ciel avait consumé leur maison et tous leurs biens.

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Les malingreux. On nommait ainsi des malades simulés : les uns se rendaient le ventre dur et enflé et contrefaisaient les hydropiques. Sauval raconte par quels moyens dégoûtants cette prétendue maladie se procurait et se guérissait promptement. Les autres avaient un bras, une jambe, une cuisse couverts d’ulcères factices ; ils demandaient l’aumône dans les églises pour aller en pèlerinage.

Les capons étaient des filous qui mendiaient dans les cabarets, ou des jeunes gens qui jouaient sur le Pont-Neuf, et feignaient de perdre leur argent pour engager les passants à jouer avec eux et exposer le leur.

Les piêtres marchaient avec des potences et contrefaisaient les estropiés.

Les polissons allaient de quatre à quatre, vêtus d’un pourpoint, sans chemise, d’un chapeau sans fond, le bissac sur l’épaule et la bouteille sur le côté.

Les francs-mitoux, le front ceint d’un mouchoir sale, contre-faisant les malades, parvenaient, avec de fortes ligatures, à arrêter les mouvements de l’artère du bras, tombaient en défaillance au milieu des rues, et trompaient les personnes charitables, même les médecins qui venaient à leur secours.

Les callots feignaient d’être guéris de la teigne et de venir de Sainte-Reine, où ils avaient miraculeusement été délivrés de ce mal.

Les hubains portaient un certificat qui attestait que, mordus par un chien enragé, ils s’étaient adressés à saint Hubert, qui les avait guéris.

Les sabouleux feignaient une attaque d’épilepsie, tombaient à terre ; et un morceau de savon qu’ils avaient dans la bouche leur faisait imiter l’écume que jettent les épileptiques.

Les coquillards étaient des pèlerins couverts de coquilles, revenus, disaient-ils, de Saint-Jacques ou de Saint-Michel.

Les courtaux de boulange ne mendiaient et ne filoutaient que l’hiver.

On pourrait joindre à cette nomenclature les gueux appelés marpauts, dont les femmes prenaient la dénomination de marquise ;

Les millards, qui portaient un grand bissac ;

Les narquois ou drilles, soldats qui demandaient l’aumône l’épée an côté.

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La cour des Miracles en 2012 ! Cherchez la rue du Caire et la rue Dussoubs

Telle était cette association de filous ou de mendiants valides, qui, depuis plusieurs siècles, aspirait la substance de Paris, troublait, inquiétait ses habitants, et dont les magistrats de cette ville n’avaient pas même entrepris de se débarrasser. Cette association immorale, menaçante, au lieu d’exciter la sollicitude, la surveillance de la cour de Louis XIV, y devint un objet de plaisanterie. Le spectacle d’un de ces mendiants, qui, en excitant la pitié, arrache des aumônes en même temps qu’il coupe la bourse de celui qui les lui donne, parut si comique, qu’en 1653 « il servit, dit Sauval, de passe-temps au roi et d’entrée au ballet royal de la Nuit, ballet divisé en quatre parties et dansé sur le théâtre du Petit-Bourbon. Jamais, ajoute cet écrivain, les subites métamorphoses de ces imposteurs n’ont été plus heureusement représentées. Benserade nous y prépara par des vers assez élégants. Les meilleurs danseurs du royaume figurèrent le concierge et les locataires de la cour des Miracles, par une sérénade et par des postures si plaisantes, que tous les spectateurs avouèrent que dans le ballet il n’y avoit pas de plus facétieuse entrée. » (Histoire et Antiquités de la ville de Paris, tom. I, pag. 512.)

Ces désordres qui accusent les vices du gouvernement, ces infamies dont la représentation faisait rire le roi et ses courtisans, n’amusaient nullement les Parisiens, et devenaient un outrage continuel à la morale, un attentat à la propriété : aussi les plaintes contre ces mendiants, quoique inutiles, étaient très-fréquentes.

Le nombre de ces vagabonds, de ces habitants de cours des Miracles s’étant fort accru, et s’élevant, suivant quelques exagérateurs, à quarante mille, on pensa sérieusement à s’en débarrasser, en fondant, en 1656, l’Hôpital Général, où tous les mendiants furent renfermés. Ceux qu’on nommait bons pauvres s’y rendirent sans difficultés ; les archers y conduisirent par force plusieurs autres ; et les voleurs et filous sortirent de Paris ; mais ils y avaient laissé de nombreux élèves, et ne tardèrent pas eux-mêmes à y revenir.

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En 1660, on vit que le remède avait peu profité, que les vols, les assassinats, reprenaient leur cours accoutumé, et que les moyens de répression contre les mendiants et vagabonds étaient aussi insuffisants que ceux qu’on employait contre les pages et laquais.

On trouve dans les registres du parlement, au 9 décembre 1662, six ans après l’établissement de l’Hôpital Général, un réquisitoire du procureur-général de cette cour, où il remontre « les désordres, assassinats et voleries qui se commettent tant de jour que de nuit dans cette ville et faubourgs. Le grand nombre de vagabonds et gens vulgairement appelés filous, comme aussi certains gueux estropiés qui, sous ce prétexte, croient devoir être soufferts, lesquels, pour la plupart du temps, sont de part de tous les vols qui se font, servent d’espions aux voleurs, par cette raison sont aussi punissables que les voleurs mêmes. Quoiqu’il y ait plusieurs hôpitaux où les mendiants sont nourris et entretenus, néanmoins il ne laisse pas que d’y en avoir un grand nombre par la ville et les faubourgs. »

D’après ce réquisitoire, le parlement ordonna « que tous soldats qui ne « sont sous charge de capitaine, tous vagabonds portant épée, tous mendiants non natifs de cette ville, se retireront aux lieux de leur naissance, à peine du fouet et de la fleur de lis contre les valides, des galères contre les estropiés, et, contre les femmes, du fouet et d’être rasées publiquement, etc. »

C’étaient certainement des hommes de cette classe qui assassinèrent en 1661, le sieur de La Fautrière, conseiller au parlement, et qui, en 1663, enlevaient dans Paris les hommes, les femmes, les enfants des deux sexes ; les tenaient en charte privée, pour les vendre et les envoyer, disait-on, en Amérique ; enlèvements qui portèrent plusieurs habitants de Paris à se tenir sur leurs gardes, et le parlement à ordonner des informations contre les ravisseurs (Registres manuscrits du parlement, au 18 avril 1663).

Ces enlèvements se renouvelèrent au mois de janvier 1695.

Voici ce qu’on lit dans le journal de la cour de Louis XIV : « II y avoit plusieurs soldats, et même des gardes-du-corps, qui, dans Paris et sur les chemins voisins, prenoient par force des gens qu’ils croyoient être en état de servir, et les menoient dans des maisons qu’ils avoient pour cela dans Paris, où ils les enfermoient, et ensuite les vendoient, malgré eux, aux officiers qui faisoient des recrues. Ces maisons s’appeloient des fours. Le roi, averti de ces violences, commanda qu’on arrêtât tous ces gens-lâ, et qu’on leur fit leur procès…….. Il ne voulut point qu’on enrôlât personne par force. On prétend qu’il y avoit vingt-huit de ces fours-là dans Paris. » (Journal de la cour de Louis XIV, 10 janvier 1695, pag. 72).

Ces attentats, toujours renouvelés, prouvent qu’à Paris la police se faisait encore très-mal, et que les arrêts que le parlement prodiguait contre les malfaiteurs n’étaient qu’un vain épouvantail.

Les Parisiens, entourés de leurs ennemis, restèrent jusqu’en 1667 dans cette situation pénible. Colbert, qui dans l’administration publique avait osé attaquer la routine et introduire quelques nouveautés, fut imité. On créa, pour la première fois, en 1667, une fonction de lieutenant-général de Police à Paris. Le roi, par un édit de mars de cette année, supprima l’office de lieutenant civil du prévôt de Paris, qui réunissait la justice et la police, et à sa place créa deux offices distincts : l’un de lieutenant civil du prévôt de Paris, et l’autre de lieutenant du prévôt de Paris pour la police. Cette dernière fonction fut confiée au sieur de La Reinie. Ce magistrat établit une surveillance beaucoup plus active qu’auparavant. On lui doit une organisation régulière de l’espionnage ; et, ce qui vaut mieux, on lui doit les lanternes. »

J.-A. Dulaure – Histoire physique, civile et morale de Paris – Tome 4 – Edition de 1863

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Notes

[1] Rabelais le nomme le bon Ragot  ; d’Aubigné l’accole avec un nommé Du Halde, premier valet de chambre du roi Henri III. Voici ce qu’en dit un autre écrivain du seizième siècle : « L’élégant et insigne orateur bélistral unique, Ragot, jadis tant renommé entre les gueux à Paris comme le parangon, roi et souverain maistre d’Iceux, lequel a tant fait en plaidant pour le bissac d’autruv, qu’il en a laissé de ses enfants pourvuez avec les plus notables et fameuses personnes que l’on sauroit trouver. » (Les Dialogues de Jacques Tahureau, p 132, verso.) On a dit que du nom Ragot est venu celui d’argot, qu’on donne au langage que parlent les voleurs dans les prisons. En ce cas, Ragot aurait vécu sous Louis XI, car le poète Villon, qui écrivait sous ce règne, a composé cinq ou six pièces en langage argotique.

[2] Dans un recueil de gravures du temps, faites par Boulonois, intitulé Livre des Proverbes, contenant la vie des gueux, on voit au livre troisième, planche 2B, le grand Coësre vêtu d’un manteau déchiré, coiffé d’un vieux chapeau orné de coquilles, appuyé sur un bâton noueux en forme de béquille, assis sur le dos d’un coupeur de bourse nommé en langage d’argot mion de boulle et recevant sur cette espèce de trône vivant des contributions de ses sujets. Un bassin est à ses pieds, où chacun vient déposer son offrande, ce qu’on nomme en ce langage cracher au bassin. L’archi-suppôt, élevé sur une estrade , lit et explique une ordonnance du grand Coësre

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